L’inauguration, le 21 mars 2012, de la « nouvelle » gare de Paris-Saint-Lazare a permis de rendre hommage à Charles Sarteur (1874-1933), ingénieur des Chemins de fer de l’État à qui l’on doit les « verrières » qui, aujourd’hui rénovées, éclairent la salle des Pas-Perdus et le quai transversal.
« […] Qui ne se souvient de l’état d’abandon dans lequel se trouvait avant 1927 la partie de la gare Saint-Lazare occupée aujourd’hui par la galerie des Marchands ? C’est à Sarteur que revient le mérite d’avoir conçu alors la création de cette galerie qui transforma si heureusement l’aspect de cette partie de la gare […]. Plus récemment, s’est sous la direction de Sarteur que furent exécutés les travaux de transformation et d’embellissement de la salle des Pas-Perdus et du quai transversal de la gare Saint-Lazare. Son action s’étendit aussi bien aux parties artistiques qu’aux parties techniques de l’oeuvre ; en particulier il est intervenu personnellement et avec un goût très sûr dans le choix et la disposition des sujets figurant sur les vitraux de verre gravé et teinté qui ornent la salle et les quais […]. » Ces quelques lignes de l’oraison funèbre prononcée fin 1933 à l’occasion de la disparition de Charles Sarteur, ingénieur des chemins de fer de l’État et artiste-peintre, résume les hauts faits d’une carrière commencée quarante et un ans plus tôt au bas de l’échelle.
Son père, Léon Sarteur (1842-1892), originaire de Commercy (Meuse), commence sa carrière comme agent voyer aux Ponts et Chaussées, responsable de l’entretien des chemins vicinaux. Muté en Normandie, il entre en 1861 au service de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest et participe à ce titre à l’étude et à la construction des lignes de Flers à Mayenne (1871-1875), d’Avranches à Dol (1875-1879) et de Plouaret à Lannion (1879-1884). De son union, en 1873, avec Blanche Chorin-Dominel naissent trois enfants : Charles, Fernand (1) et Berthe. Quelques années plus tard, il est affecté à la construction de la ligne des Invalides à Versailles RG en tant que chef de section (grade qui lui confère le commandement de plusieurs chefs de districts) en résidence à Meudon, où il décède brutalement en 1892.
Entré aux chemins de fer de l’Ouest en 1892 nanti seulement d’une bonne instruction primaire, Charles Sarteur devra à ses talents d’autodidacte de gravir tous les échelons
usqu’au rang d’ingénieur.
Né le 27 juillet 1874 à Domfront, dans l’Orne, Charles Sarteur, du haut de ses 18 ans, se retrouve chargé de famille du jour au lendemain. C’est ainsi que, poussé par les circonstances, il entre à la Compagnie de l’Ouest le 25 mars 1892 en tant que « porte mire auxiliaire » (aide topographe), en résidence à Versailles puis à Paris. Rattaché à la direction des Travaux, plus spécifiquement au service de la Construction, sa « bonne instruction primaire » – la reconstitution de sa carrière établie en 1920 ne fait mention d’aucun titre ou diplôme – lui permet, dès 1894, d’intégrer les bureaux comme expéditionnaire auxiliaire. Invité à remplir ses obligations militaires à partir du 15 novembre 1895, il rejoint son service d’origine un an plus tard au titre d’expéditionnaire-dessinateur, déplacé de la ligne des Moulineaux à celle de Courcelles- Ceinture au Champ-de-Mars.
« Commissionné » le 27 juillet 1898 et bénéficiant désormais de la sécurité de l’emploi, Sarteur commence à gravir les échelons, passant progressivement des fonctions de piqueur en 1899 (qui le placent à la tête de plusieurs équipes de cantonniers) à celles de chef de section en 1914, tout en prenant le temps d’épouser à Lisieux, en 1902, Alice-Emilie-Clotilde Lucas. Au sortir de la guerre, il reprend sa progression : chef de section principal en 1919, sous-ingénieur chef de section en 1921, sous-ingénieur chef de section hors classe en 1922. Les appréciations de ses supérieurs (chefs d’arrondissement) donnent à penser que l’Administration des chemins de fer de l’État (héritière de la Compagnie de l’Ouest rachetée en 1908) possède en lui un élément de valeur : « Très bon services dans une section particulièrement chargée » (Spire, 1921) ; « Dirige avec une grande compétence et une grande activité les travaux de la gare St Lazare » (Lévy, 1924) ; « Agent supérieur très expérimenté, très dévoué, très actif. Rend les plus grands services dans les fonctions diverses qu’il exerce actuellement » (Porchez, 1926). Sa nomination au grade supérieur d’adjoint de 2e classe est cependant freinée : en 1924, par son refus de rejoindre les postes proposés à Caen et à Rennes (« Je suis depuis 32 ans à Paris et désire y terminer ma carrière, pour raisons personnelles et en particulier à cause de l’état de santé de mon fils (2) ») ; en 1925, par son peu de connaissance des questions se rapportant à l’entretien des voies qui le prive d’un poste à Paris-Rive-Droite.
1- De deux ans plus jeune, Fernand intègre également la Compagnie de l’Ouest où il finit sa carrière comme inspecteur. Passé à la postérité sous son nom d’auteur, Fernand Sernada, on lui doit notamment quelques « romans de gare » corédigés avec son ami, le peintre Maurice de Vlaminck.
2- André Sarteur, décédé à l’âge de 20 ans.
En 1926, Lutton, le chef du service de la Voie et des Bâtiments, intervient personnellement auprès du directeur général du réseau pour faire en sorte que la « spécialisation » de Sarteur ne soit plus un obstacle à sa promotion : « M. Sarteur se trouve, en effet, dans un cas spécial, dû à la formation particulière qu’il a reçue au cours d’une carrière consacrée, presque uniquement à la conduite des travaux d’une certaine importance dont il s’acquitta toujours, d’ailleurs, à notre entière satisfaction. […] M. Sarteur a, en matière de travaux de bâtiments et dans les questions d’architecture, une compétence très étendue qui s’est utilement exercée au cours des travaux réalisés dans ces dernières années à la gare St-Lazare (extension des aménagements, Messageries, etc…). Cette compétence particulière nous a amenés, lorsque l’avancement des travaux de sa Section l’a permis, à lui confier l’inspection des bâtiments sur les lignes de banlieue et l’étude de la remise en état des bâtiments, non seulement dans la région parisienne, mais partout où cette remise en état s’imposait sur le Réseau. […] Ce serait méconnaître les intérêts du Réseau que de distraire M. Sarteur d’une mission qu’il est plus que quiconque capable de mener à bien, en raison de sa connaissance parfaite des rouages administratifs et de sa compétence professionnelle indiscutable. »
Élevé en 1927 au grade d’adjoint de 2e classe et placé auprès du chef de l’Arrondissement de Paris- Saint-Lazare, Sarteur s’attelle sans attendre à une nouvelle mission, le réaménagement de la salle des bagages de la gare Saint-Lazare, située sous la salle des Pas-Perdus au niveau cour. Mené à bien, ce travail lui vaut une lettre de félicitations en date du 20 avril 1928 signée du directeur général du réseau, Le Roux : « Ayant eu à débarrasser de construction diverses qui l’encombraient la salle inférieure des Pas-Perdus de la gare Saint-Lazare, vous avez pensé que le Réseau pourrait tirer un parti de cette surface et vous êtes attelé avec l’intelligence de la situation aux mesures qui ont été prises pour la création de la Galerie des Marchands. L’exécution qui vous en a été confiée m’a permis d’y reconnaître votre dévouement habituel. » Sa promotion au grade d’ingénieur de 2e classe le 1er août 1929 vient récompenser le travail accompli.
C’est à cette époque aussi, et plus précisément en 1926, que Sarteur, reconnu pour ses talents de peintre et de sculpteur, est porté à la présidence de l’Association artistique des chemins de fer français (fondée en 1902 et dont les expositions annuelles seront organisées, à partir de 1932, dans la salle d’exposition de la gare Saint-Lazare), ancêtre de l’actuelle Union artistique et intellectuelle des cheminots français (UAICF), mandat qu’il conserve jusqu’à sa mort.
Mais c’est à la rénovation de la salle des Pas- Perdus elle-même que Sarteur doit d’être passé à la postérité, comme maître d’oeuvre du chantier bien sûr, mais plus encore comme l’auteur des esquisses de la centaine des verres gravés et peints (exécutés par le maître-verrier Guy) qui ornent les lunettes de la salle des Pas-Perdus et du quai transversal. Une paternité que lui reconnaît Le Figaro dans son édition du 26 juillet 1930 relatant l’inauguration des travaux intervenue la veille – « On a admiré les vitraux de verre gravé exécutés d’après les maquettes de Sarteur et représentant les horizons de France vers lesquels mènent les lignes du réseau » – et que confirme le contenu d’une fiche signalétique interne rédigée quelques jours plus tôt à l’appui d’une note adressée par Frédéric Surleau, chef du service de la Voie et des Bâtiments, à Raoul Dautry, directeur général du réseau depuis 1928. Après un rappel de l’activité de Sarteur qui, en l’occasion, « s’est étendue aussi bien aux parties artistiques qu’au partie techniques de l’oeuvre », il est précisé que ce dernier « est intervenu personnellement et de façon très remarquée dans le choix et la disposition des sujets et dans la réalisation des nouveaux vitraux de verre gravés et teintés de la Salle des Pas Perdus ».
De sa famille maternelle, Sarteur a hérité ce don artistique qui l’a conduit à occuper la présidence de l’Association artistique des chemins de fer français de 1926 à sa mort. De haut en bas, une aquarelle de l’église de Perros-Guirec, la maquette de la verrière « Paimpol » et le résultat obtenu.
Menés à partir de l’automne 1929 sous la direction de Sarteur, les travaux de rénovation de la salle des Pas-Perdus furent inaugurés le 25 juillet 1930 par le ministre des Travaux publics Georges Pernot, accompagné du directeur du Réseau de l’État Raoul Dautry. Sur ce document, issu de La Science et la vie d’octobre 1930, les verrières qui ornent les lunettes sont bien visibles.
« Dans le choix et la disposition des sujets » : cette dernière remarque est importante dans le sens où elle étaye la thèse selon laquelle Sarteur n’est pas l’auteur de l’ensemble des maquettes des « verrières » – et comment pourrait-il l’être en un délai d’exécution aussi court ? – comme le laissent supposer des différences de style aisément discernables, notamment entre le quai transversal et la salle des Pas-Perdus dont les verrières sont en outre de couleurs différentes. De fait, par ses talents artistiques, Sarteur était également associé aux questions intéressant la publicité commerciale du Réseau et participait à ce titre à l’élaboration des visuels entrant dans la fabrication des documents, notamment touristiques, destinés aux voyageurs. Il est donc probable qu’il se soit attaché les services des illustrateurs avec lesquels il avait l’habitude de travailler. Une observation des affiches touristiques éditées par les soins du réseau et des dessins publiés dans la Revue illustrée des chemins de fer de l’État (1927-1933) permet de relever des similitudes troublantes avec le graphisme de nombreuses verrières. Par ailleurs, Sarteur s’inspire pour ses propres cartons soit d’aquarelles réalisées par lui sur le motif, soit des photographies de Noël Le Boyer (1883-1967), utilisées par ces mêmes publications mais surtout connues pour avoir décoré les compartiments des voitures.
La note de Surleau, en date du 12 juillet 1930, avait pour objet d’obtenir de récompenser « sous la forme de distinctions honorifiques » les acteurs les plus méritants par leur implication dans la réalisation des travaux. Surleau place Sarteur au premier rang pour « les services exceptionnels » rendus en la circonstance. Il insiste sur le rôle de maître d’oeuvre tenu par son subordonné qui, « grâce à sa profonde connaissance des travaux de bâtiment, à ses talents artistiques, à son entrain et à son dévouement […] a su obtenir des entreprises chargées de l’exécution des travaux le maximum d’activité et de fini dans l’exécution, tout en assurant une liaison étroite et permanente entre les divers intéressés à ces travaux », et propose que lui soit décernée la croix de la Légion d’honneur au titre des Beaux-arts, par référence à ses activités extra-professionnelles et du fait qu’une démarche analogue a déjà été engagée auprès de ce ministère.
En attendant, Surleau obtient la nomination de son protégé au rang d’ingénieur de 1re classe au 1er août 1930. Mais de Légion d’honneur, toujours pas. Ce qui conduit Surleau à renchérir le 6 juillet 1931, rappelant à Dautry tout l’intérêt de récompenser Sarteur qui, après la gare Saint-Lazare, a été conduit à oeuvrer à celle de Montparnasse : « Le nouvel effort artistique qu’il vient de fournir pour la mise en valeur des nouveaux aménagements de la gare Montparnasse au point de vue publicitaire et commercial lui crée un nouveau titre à la reconnaissance du Réseau. » Dautry s’exécute et, par une lettre du 17 juillet 1931, le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts l’informe qu’il a pris « la meilleure note » de la candidature de Sarteur « Ingénieur des Chemins de fer de l’État, artiste peintre ». Une consécration que ce dernier ne connaîtra jamais.
En 1933, pour « des raisons de santé très impérieuses », Sarteur demande sa mise à la retraite, rendue effective au 1er décembre. Surleau, qui voit partir « avec regret […] un collaborateur de valeur » intervient une nouvelle fois auprès de Dautry afin de lui faire obtenir le titre d’ingénieur de 1re classe honoraire des chemins de fer de l’État, chose faite le 11 décembre.
Charles Sarteur décède peu après, le 20 décembre 1933. Non sans avoir participé une dernière fois à l’exposition organisé par l’Association artistique des chemins de fer (la XXVIe du nom) en gare Saint-Lazare du 21 octobre au 4 novembre. L’État… Notre réseau s’en fait l’écho dans son numéro de décembre : « Le président de l’Association, M. Sarteur, a présenté un choix de peintures, d’aquarelles et de sculptures qui dénotent un tempérament très complet d’artiste. »
Buste de Charles Sarteur. Selon René Méheux, chargé avec son frère Jean-Yves de perpétuer la mémoire de leur aïeul, celui-ci aurait beaucoup appris de son oncle maternel, Albert Chorin- Dominel, conducteur de travaux, dont on sait qu’il travailla notamment à la construction du viaduc Séjourné sur la ligne de Cerdagne et du viaduc de Lessart sur la Rance.
La carrière de ce cheminot-artiste a été pour le moins atypique puisqu’elle l’a conduit d’un emploi d’ouvrier subalterne jusqu’au rang que l’on qualifierait aujourd’hui de cadre supérieur. Il est toutefois représentatif de ces agents « sortis du rang » qui, grâce à leur talent et à leur ténacité, ont pu et su gravir tous les échelons et faire bénéficier leur employeur d’une solide expérience forgée sur le terrain. La rançon de ces parcours parallèles (double carrière ?) est néanmoins la reconnaissance tardive de l’artiste, dont la signature très discrète – visible au bas de la verrière illustrant le site d’Auvers-sur-Oise située sur la partie droite du quai transversal – n’a été reconnue que lors de la dernière rénovation de la gare : c’est à cette occasion qu’une plaque, posée à l’instigation de sa famille, est venue rappeler son action et son oeuvre.
Bruno Carrière
Référence : Bruno Carrière, Véronique David, Laurence de Finance et Paul Smith, Gare Saint-Lazare. Les verrières, de Paris à New York, Paris, Éd. Somogy, coll. «Parcours du patrimoine Île-de-France», 2012, 72 pages, 9 euros.
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