Georges Ribeill
Sous la monarchie de Juillet, les débats sur les priorités des lignes à construire agitent toutes les provinces françaises : être relié à la capitale par le rail est la promesse de multiples avantages, temps épargné pour les voyageurs, nouveaux débouchés pour les productions. La péninsule bretonne est concernée au premier chef, plus largement ce « Grand Ouest » que séparent les lignes normandes et la ligne tentaculaire de la Compagnie de Paris à Orléans tirée de Tours à Nantes. En mars 1842, à la veille de débats parlementaires décisifs, fleurissent factums et vœux émanant de la Bretagne et du Maine pour réclamer un chemin de fer (1).
Ainsi, cet employé à la préfecture de la Seine, natif de Laval, plaide pour atteindre au plus vite ces deux territoires (2), « encore peu avancés dans la voie de civilisation et de progrès où le reste de la France marche à grands pas. Un simple coup d’œil sur la carte dressée par M. Charles Dupin, et où nos provinces sont chargées d’une teinte si sombre, suffit pour s’en convaincre ». Il fait ici allusion à la fameuse Carte figurative de l’instruction populaire de la France, publiée par le polytechnicien Charles Dupin en 1826, révélant des niveaux d’instruction très contrastés entre régions. Et de poursuivre : « Si l’on ouvre une voie de communication facile, rapide et économique, il y aura plus de débouchés, plus d’aisance, plus de consommation. » Intérêt donc pour l’État d’une ponction fiscale « d’autant plus considérable que le besoin de faciliter l’écoulement des produits du sol se fait plus vivement sentir pour ce pays ». Intérêt aussi pour les habitants de la Bretagne et du Maine : « …s’éloignant peu de leur clocher, ils trouveraient enfin qu’ils ont leur part d’intérêt dans cette centralisation puissante, qui n’a tant fait crier les provinces, que parce qu’elles n’en avaient pas retiré jusqu’ici d’avantages immédiats et frappants. »
La loi du 11 juin 1842 consacre ces « rênes du gouvernement » que sont les cinq branches de « l’étoile Legrand » dont est exclue la ligne de Paris à Brest. L’émoi est profond. Un Manceau publie un substantiel plaidoyer pour la desserte du Maine (3). Selon lui, la création du chemin de Paris à Tours et à Nantes ferait perdre à la province tout le transit de l’Ouest vers Paris » et serait pour Le Mans « une cause de décadence ». Le mal serait plus terrible encore pour la Bretagne, « cette nation distincte » où mœurs, costumes, langage, diffèrent du reste de la France, « cette province si belle, mais encore si sauvage » que « nous avons presque à civiliser ». Autre argument, l’intérêt stratégique d’une ligne coupant une contrée qui « est le théâtre de troubles civils ». Et de noter cette aberration que représente la seule ligne télégraphique qui ne soit doublée par un chemin de fer, un « oubli gouvernemental momentané », sans doute.
Rompre l’isolement des régions arriérées
Le classement de la ligne « de Paris à Rennes par Chartres et Laval » par la loi du 26 juillet 1844, ne préjugeant pas du passage par Le Mans ou Alençon, déclenche une nouvelle bataille entre ces deux villes. En avril 1845, période de fiévreuse railway mania, les édiles s’opposent. Aux vœux étayés du Mans (4), le maire d’Alençon, Napoléon Curial, pair de France, réplique par un solide argument (5) : sa ville est à « à peu près à égale distance des deux lignes de Caen à Cherbourg et de Tours à Angers ». « Breton de naissance, de cœur et d’affection », l’avocat Le Hir milite pour atteindre Brest par un « tracé central », ligne stratégique la plus courte qui aurait pour autre avantage d’irriguer « ces parties de la Bretagne pauvres, incultes, malheureuses, abandonnées ! » (6). Il développe avec force l’argument d’une Bretagne arriérée : « Là, la terre est encore à l’état de landes et de bruyères, les hommes et les animaux chétifs attestent de l’infertilité du sol ; les mœurs les plus sauvages accusent le défaut de contact avec des contrées voisines beaucoup plus policées. Et cependant cette terre infertile ne demanderait qu’à produire ; ces hommes presque sauvages sont susceptibles des sentiments les plus doux ! Il y a donc là un bien, un bien immense à faire. » Et notre homme d’insister : tracée à égale distance des deux côtes, « la voie se trouve traverser toute la partie montagneuse, la plus misérable, la moins peuplée ; à part quelques villes, Montfort, Ploërmel, Pontivy, Châteaulin, les terrains traversés par le chemin de fer sont ceux-là même marqués en noir par les statisticiens (7) ; c’est là que la misère, la malpropreté, l’ignorance règnent ; c’est là qu’il faut rappeler l’abondance, la prospérité, tous les bienfaits de la civilisation ». Cela sans nuire aux villes, Quimper, Morlaix, Quimperlé, Lannion, Lorient, Guingamp, Vannes, Saint- Brieuc, Redon, Lamballe, Dinan, Saint-Malo, qui, au nord comme au sud, « profiteront de ses bienfaits », la plus éloignée distante seulement d’une soixantaine de kilomètres. Et au plan géographique, pas de difficultés insurmontables : le tracé évite « la crête de l’Arrhée, hérissée d’obstacles et qui aurait nécessité des travaux fort dispendieux », et la dépense des quelques travaux extraordinaires qu’il faudra bien réaliser, « sera compensée par le bas prix de la main-d’oeuvre et la valeur presque nulle de terrains à exproprier »… Bref, tous les habitants des villes et des campagnes, riches et pauvres, de toutes les opinions et partis, devront unir leur influence, sans crainte d’être confondus avec ceux qui ne cherchent dans les chemins de fer que matière à spéculation boursière.
Rapporteur de la commission sur le projet de chemin de fer de l’Ouest, le 30 juin 1845, le député du Finistère Théobald de Lacrosse peint un tableau plus positif du Grand Ouest, « cette vaste région où se trouvent concentrées les exigences de toute nature qui dominent dans la distribution des chemins de fer ». Et de les énumérer : « Deux arsenaux du premier ordre, Brest et Cherbourg ; Lorient, port militaire de construction ; Granville, Saint- Malo, Saint-Brieuc, Morlaix, foyers actifs des armements pour la grande pêche ; un littoral où l’ennemi descendit plus d’une fois dans un temps où la vapeur ne secondait pas encore les débarquements ; des positions favorables à la guerre offensive, si jamais la guerre était commandée par les intérêts ou la dignité de la France. Dans l’ancienne Bretagne, un sol fertile dont l’agriculteur ne tire point assez parti faute de méthodes et d’engrais ; une population nombreuse et forte, mais trop isolée jusqu’à présent par les distances qu’effacera la vitesse des locomotives. En Normandie, de savantes et riches cultures, un remarquable esprit d’ordre et d’activité, des fabriques, des usines dont les plus importantes manquent de débouchés faciles. Tel est l’aspect industriel, agronomique et naval que présentent les 13 départements de l’Ouest. La diversité de leurs intérêts en constitue la solidarité ; ce qui manque à leur prospérité commune, ce sont les moyens d’échanges. Les voies de fer produiront ce résultat longtemps inespéré dans les départements de la Bretagne et de la Normandie. »
En 1854, chargé des études de la ligne de Rennes à Brest, l’ingénieur en chef Charles Féburier va devoir trancher (8). La ligne du Nord, par Gaël, Collinée, Moncontour, Saint- Brieuc, Quintin, Morlaix, Landivisiau et Landerneau, est la véritable ligne stratégique, seule ligne « proche des engrais marins », assurée d’un trafic considérable. La ligne du Centre, par Gaël, Illifaut, La Trinité, La Chèze, Napoléonville [Pontivy], la forêt de Convaux, Carhaix, Sizun, Landivisiau et Landerneau, aurait « peu d’influence sur la prospérité de ce pays trop arriéré », car comme le démontre le chemin de fer exploité à travers les Landes, de Bordeaux à la Teste, « un chemin de fer en traversant un pays pauvre et sans industrie, n’en change pas les habitudes. Les bonnes routes pourront seules donner ce résultat en facilitant les communications entre ces contrées arriérées avec un pays plus avancé ». Ainsi, ce tracé aurait donc « l’inconvénient de priver les hommes de la côte du bénéfice du chemin de fer et cela sans avantage réel pour les contrées centrales ». En conclusion, la ligne du Nord, aux rampes bien inférieures à celles du Centre, s’impose. Ultime argument prospectif : si, conformément aux vœux unanimes des populations du Morbihan, de l’Ille-et-Vilaine et de la Loire-Inférieure, le tracé de Rennes à Lorient par Redon est approuvé, il convient d’éloigner vers le nord la ligne de Rennes à Brest afin que ces deux lignes puissent bien desservir toute la Bretagne. De la fusion réalisée en 1855 entre les compagnies normandes et les compagnies de l’ouest parisien allait naître la grande Compagnie de l’Ouest, assurée d’un développement paisible jusqu’à Brest, sans crainte d’être concurrencée par des embranchements préjudiciables. Ainsi, au-delà de Chartres atteinte en 1849, sont successivement desservies Laval (1855), Rennes (1857), Saint-Brieuc (1863) et Brest (1865).
Promue par les premiers guides, une invitation au « voyage au pays des fées »
En 1854, le catalogue des publications Chaix appâte le futur lecteur du Nouveau Guide de Paris à Rennes et à Brest, sous presse. « C’est la partie la moins connue, la plus inexplorée de la France, que parcourt ce Nouveau Guide. L’instruction y a fait bien peu de progrès. On s’y défie de la science et de l’ambition qu’elle apporte avec elle. Les habitants de l’Ouest sont heureux de vivre comme leurs pères ; le luxe leur est inconnu, ils ne comprennent pas ses séductions. Mais chez ce peuple, dont l’esprit est celui de l’enfance, la crédulité y conserve toutes les traditions du passé et toutes ses superstitions. Leur âme se repaît de trompeuses chimères. Mais qu’importe l’erreur, si avec elle l’esprit n’a point d’inquiétude, si l’on vit dans ce tranquille bonheur que tous recherchent et que si peu savent rencontrer ! Un voyage dans l’Ouest rajeunit l’esprit et le cœur. On y retrouve partout la croyance à ces légendes naïves que nos grands-mères et nos nourrices nous ont contées dans notre première enfance. On s’émeut à ces souvenirs qui nous agitaient si profondément autrefois. […] Tel est le sentiment qu’inspirent les provinces de l’Ouest ; c’est le même sentiment qui respire dans les pages du Nouveau Guide. Malheureusement peut-être, les chemins de fer ne tarderont pas enlever leur ignorance et leur simplicité à ces heureuses contrées. Mais aujourd’hui encore les croyances et les superstitions des Bretons sont si nombreuses qu’il faudrait un ouvrage entier pour les faire reconnaître. Elles sont indiquées sommairement dans le Guide. Ni la religion ni le temps, qui détruit tout, n’ont pu changer les rêveries des habitants de cette contrée. Leur imagination vit sans cesse dans un monde de chimères et de fantômes. […] Chaque pays à sa fée ; la Bretagne les a toutes. »
Même son de cloche, quelques années plus tard, dans le premier guide de la Bretagne édité par Hachette (9). Dans sa préface, Adolphe Joanne exalte cette « curiosité » qu’est la Bretagne avec ses Bretons : « La Bretagne n’est ni moins célèbre, ni moins visitée que la Normandie. Elle est en effet tout aussi intéressante. Si ses monuments ne peuvent être comparés, pour le nombre et pour la beauté, à ceux de la Normandie, si ses aspects sont moins variés, si ses ressources matérielles indisposent parfois trop justement contre ses habitants les touristes qui ne sont vraiment pas très difficiles, elle offre presque partout un caractère plus tranché, plus saisissant, plus original ; ses côtes sont plus terribles et plus accidentées ; ses traditions plus poétiques ou plus étranges […]. La Bretagne est une des véritables curiosités de cette France si peu connue, et pourtant si digne d’être préférée par la mode à certaines contrées étrangères, où la foule des touristes se précipite chaque année. » Et de pointer « l’ère patriarcale » parmi ces étranges traditions : « Les populations des campagnes sont encore dans cet état qui se rapporte au commencement des sociétés, que l’on a nommé l’ère ou la vie patriarcale. La famille s’y empare de l’homme presque tout entier. […] Vivant ainsi presque toujours seul, le paysan de l’Ouest montre dans toutes ses manières quelque chose d’âpre et d’un peu sauvage. Il tient obstinément à ses usages, et prend d’avance en aversion tout ce qui est inusité. […] Les vieilles coutumes s’y conservent, et le dicton Du côté de la barbe est la toute-puissance, garde toute sa vertu. La fermière, qu’on appelle la maîtresse, et qui nomme son mari son maître, quelque lasse qu’elle soit, ne s’assied jamais à table avec ses domestiques mâles. Elle leur fait la cuisine, les sert et mange debout, ainsi que toutes les femmes et filles sans exception. Le maître est à table avec les hommes et mange à la gamelle, comme Abraham avec ses serviteurs et ses esclaves. »
Où l’on voit comment le caractère arriéré de ce « Far-West » français, qui avait motivé son désenclavement urgent par le rail, se retourne, une fois atteinte, comme un gant, en attraction touristique : un parc régional dirait-on aujourd’hui, où vivent diverses tribus de Bretons que distingue la coiffe de leurs femmes, jonché de mégalithes témoins de leur culte celtique... Bref un conservatoire social que le chemin de fer permet enfin d’aller visiter.
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