La Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans s’est tôt investie dans les questions touchant au port de pêche de Lorient qui, dans les années 1920, est devenu le principal pourvoyeur en poisson frais des escales de la côte sud de la Bretagne.
Bruno Carrière
Le 17 juillet 1927, Lorient est en fête. Ce jour là, André Tardieu, ministre des Travaux publics, inaugure officiellement les installations du nouveau port de pêche de Keroman. C’est l’aboutissement de sept années de travaux entrepris dans le cadre de la loi du 19 juin 1920 qui visait à doter la France de ports de pêche capables de rivaliser, par la modernité de leur outillage, avec leurs homologues anglais, néerlandais et allemands déjà solidement implantés avant guerre. C’est à son dynamisme que le port de pêche de Lorient – du moins ce qui en tenait lieu car il n’était, encore à la veille de la Première Guerre mondiale, qu’une enclave tolérée du port militaire et du port de commerce – a dû d’être le premier à bénéficier de ce programme. Sa vitalité, il la tenait principalement de sa flotte de chalutiers à vapeur qui, en constante progression depuis 1897, lui avait permis en moins de deux décennies de devenir le troisième port de pêche français (1).
Rappelons ici que, à la veille du conflit, la consommation de poisson de mer, en France, était toujours très faible avec moins de 5 kg par habitant et par an, alors qu’elle était courante chez nos voisins européens.
Cette situation était imputable à la longueur des délais d’acheminement depuis les côtes, préjudiciable à une denrée éminemment périssable, et à des droits d’octroi aberrants, qui l’assimilaient à un produit de luxe (2). Elle a été cruellement ressentie lorsque le pays s’est trouvé brutalement confronté à une disette de viande fraîche, résultat d’une exploitation excessive de nos troupeaux pour le besoin des armées. Les importations de viandes congelées ne suffisant pas à combler ce déficit, le gouvernement tabla alors sur le développement de la pêche maritime, démarche concrétisée précisément par la loi de 1920 (3).
Avant même d’être désigné, Lorient avait déjà attiré l’attention de la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans (PO). Sur place depuis 1862, elle prend la décision en 1906 de desservir directement la « criée municipale » créée en 1889. Dans la foulée, elle participe aux différentes discussions prônant l’aménagement d’un nouveau port de pêche. Dans l’air depuis 1906, l’idée est sérieusement reprise en novembre 1915 par Louis Nail, depuis peu sous-secrétaire d’État chargé de la Marine marchande. Pour répondre à la préoccupation du gouvernement, il pense aussitôt à Lorient dont il avait dirigé les destinées en tant que maire de 1904 à 1912. C’est dans ce contexte que le Paris-Orléans produit en novembre 1916 un projet portant la création, dans la partie nord de l’anse de la Perrière (en bordure de la digue du port de commerce), d’un bassin accessible aux chalutiers du plus fort tonnage à tout moment et offrant 750 m de quais. Le rejet de sa proposition en février 1917 ne remet cependant pas en question son soutien au dossier. Et lorsque le projet de Henry Verrières, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées du Morbihan, est définitivement adopté fin 1918, la Compagnie s’engage à contribuer à hauteur de 300 000 francs aux frais relatifs à la construction des voies de raccordement, des voies de quais et de l’ensemble des installations du port, voies dont il obtient par ailleurs la concession. Ce réseau, d’une longueur projetée de 11,7 km, est combiné de façon à assurer promptement les expéditions de la marée : « Un port de pêche, suivant l’heureuse formule de l’ingénieur Verrière, est avant tout une bourse aux poissons placée sur une gare. »
Un autre domaine tient particulièrement à cœur au Paris-Orléans, celui des transports par wagons frigorifiques. Au lendemain de la guerre, trois types de wagon étaient en concurrence : le wagon isotherme réduit à une simple isolation, le wagon avec bacs à glace et le wagon avec machine réfrigérante. Aussi, lorsque le commissariat de la Marine marchande préconise, en marge d’un programme d’expérimentations sur les différents procédés de congélation et de réfrigération du poisson, de mener des études comparatives portant sur ces matériels et des modes d’emballages les plus appropriés au transport de la marée, le Paris-Orléans s’empresse-t-il de fournir l’un de ses wagons isothermes. Et c’est à Lorient qu’une « station frigorifique d’essais » est construite à cette fin par la Société des travaux Dyle et Bacalan aux termes d’un marché en date du 13 février 1919. Les expériences sont menées du 1er juin au 1er décembre sous la direction de l’Office scientifique et technique des pêches maritimes. Entre-temps, à l’initiative de Richard Bloch (1852-1934), son ingénieur en chef de l’Exploitation, le réseau se dote d’une filiale spécialisée en la matière : la Compagnie des transports frigorifiques. Le Paris-Orléans, encore lui, est l’artisan de l’organisation du troisième Congrès national du froid qui se tient à Lorient du 29 au 31 août 1920 au terme d’un voyage d’études ayant conduit à l’examen de plusieurs abattoirs et entrepôts frigorifiques desservis par le réseau. Le chef d’orchestre en est Richard Bloch, par ailleurs président de la section des transports de l’Association française du froid. L’inauguration simultanée, le 29 août, de l’entrepôt frigorifique de la Perrière (4), complément indissociable du futur port de pêche de Keroman, et de la Quinzaine du poisson, programmée jusqu’au 12 septembre par la ville, la chambre de commerce et le Syndicat des mareyeurs et expéditeurs de Bretagne, a dicté le choix de l’Association française du froid. Ainsi, pendant quelques jours, Lorient focalise l’attention de tous ceux qui s’intéressent aux problèmes liés à conservation frigorifique du poisson. Communications au Congrès national du froid et exposition d’appareils frigorifiques pour poissonneries et de wagons frigorifiques dans le cadre de la Quinzaine du poisson participent au mouvement.
En 1925, le Paris-Orléans débloque le crédit de 300 000 francs destiné à l’installation des voies de desserte du port et la construction des bâtiments à usage de gare et de halle.
En 1927, il souscrit à hauteur de 10 000 francs au capital de la Société du port de pêche de Lorient qui a pour objet l’exploitation du port et de l’entrepôt frigorifique. En 1932, enfin, il accorde une subvention équivalente au Comité de propagande pour la consommation du poisson pour tenir compte de l’intérêt que présente l’action dudit comité pour le développement de son réseau.
De fait, l’implication du Paris-Orléans est guidée par les perspectives des bénéfices qu’il peut tirer du transport du poisson par ses trains dits « de marée ».
Mais qui dit poisson frais dit transports accélérés. Dans un premier temps, seules les expéditions en grande vitesse répondent aux attentes. De façon très partielle cependant car, outre des tarifs prohibitifs, elles doivent répondre à des règles précises, dûment codifiées par les arrêtés ministériels des 12 juin 1866 et 3 novembre 1879. Ainsi, il leur est imposé de n’emprunter que les trains de voyageurs de toutes classes, donc les omnibus à l’exclusion des express et rapides. Et encore faut-il qu’elles aient été présentées à l’enregistrement trois heures au moins avant le départ du train. De plus, le délai de transmission d’un réseau à un autre est aussi de trois heures quand la gare est commune, de six heures dans les villes où les réseaux aboutissent à deux gares distinctes. Enfin, le poisson n’est mis à la disposition du destinataire que deux heures après l’arrivée du train en gare. Lorsqu’on sait que les bateaux de pêche sont dans leur grande majorité tributaires de la marée et que tous les ports ne sont pas desservis par le rail, on imagine aisément combien il est difficile aux expéditeurs de résoudre ce casse-tête pour arriver suffisamment tôt afin d’être présents sur les étals des marchés. Cette situation prévaut encore au début du siècle dernier en dépit de rares avancées : prise en compte de tarifs communs à tous les réseaux, moins prohibitifs ; mise en place par le Nord, au départ de Boulogne, de trains spécifiquement dédiés au transport de la marée ; décision du PO et du Nord d’autoriser le transport du poisson par certains de leurs express et rapides pour les envois à très longues distances, notamment vers l’étranger.
À la veille de la Première Guerre, un train de marée et de denrées (n° 2556) assure la desserte des ports de pêche bretons : partant de Brest à 10 h 36, il prend en route la marée de Roscoff, Morlaix, Lannion, Paimpol, Saint-Brieuc et arrive à Rennes à 18 h 33 ; là, il charge la marée en provenance (via Redon) de Douarnenez, Pont-l’Abbé, Concarneau, Lorient, Hennebont et atteint Paris-Vaugirard à 3 h 50 du matin. Remanié au début du conflit (départ de Brest à 15 h 47, passage à Rennes à 20 h 41, arrivée à Paris-Vaugirard à 5 h), l’horaire initial est rétabli à compter du 20 juin 1917.
À cette date, la marée est chargée à bord de fourgons utilisés pour toutes les denrées alimentaires : plancher à clairevoie, persiennes à la partie supérieure, « aspirateur d’air » pour augmenter la ventilation, soit un bon aérage mais aucune disposition pour abaisser la température. Au sortir de la guerre, des voix s’élèvent pour exiger des wagons frigorifiques. Prenant la parole à Lorient le 30 août 1920, le directeur de la Compagnie des transports frigorifiques, A. Sigmann, reconnaît que le recours à des wagons isothermes, déjà utilisés pour le transport des viandes, beurres, légumes et fruits, n’est pas une utopie : « Enfin, et surtout, il est une autre denrée, dont la consommation beaucoup plus courante, tend chaque jour à se développer davantage, et qui doit tirer un bénéfice certain de l’emploi du wagon isothermique [sic] : c’est la marée fraîche. » Et de préciser que, d’accord avec le Syndicat des mareyeurs et des expéditeurs de Bretagne et avec l’appui du Paris-Orléans, « il a été possible d’organiser depuis plusieurs mois des services quotidiens de wagons frigorifiques du type isothermique transportant la marée au départ des divers ports bretons ». Reste que, lors de la mise à disposition de tels wagons au départ de Dieppe en août 1921, il est rappelé que les ports bretons ne bénéficient toujours pas de cette mesure. Et, en 1923, les mareyeurs et expéditeurs de Bretagne et de Vendée, réunis à Nantes pour leur congrès annuel, émettent encore le vœu de voir les compagnies se doter de ce type de wagons « en nombre suffisant pour qu’ils constituent partout le matériel normal du transport de la marée » (5). Il faut toutefois préciser que l’emploi de ce matériel est assujetti, autre source de discussion, au paiement de taxes supplémentaires et à un chargement minimum de trois tonnes.
(1)- En 1914, Lorient totalise 19 des 25 chalutiers à vapeur de la côte bretonne.
(2)- De 5 à 25 centimes le kg, contre 2 à 8 centimes le kg pour la viande.
(3)- À l’origine de cette loi, Fernand Buisson (1874-1959), commissaire aux Transports maritimes et à la Marine marchande, avait préalablement publié une brochure intitulée Comment intensifier la production et organiser la consommation du poisson.
(4)- Destiné tant à la conservation du poisson qu’à la production de la glace pour répondre aux besoins des chalutiers (une tonne de glace pour une tonne de poisson pêché), il entre en service en février 1922. Il peut stocker jusqu’à 2 000 t de poisson et 1 200 t de glace, fabriquée à raison de 120 t par jour.
(5)- L’Ouest-Éclair, 12 février 1923.
Trains de marée
Pour illustrer notre propos, nous vous proposons un récit de Claude Dervenn (1898-1978) publié par Rails de France (n° 48, décembre 1936), la revue touristique commune aux grands réseaux. C’est en 1924 que le Paris-Orléans inaugura ses premiers trains de marée (à l’origine quelques fourgons attelés à des trains réguliers désignés) à destination du Centre et du Sud-Est de la France.
Cette histoire toulonnaise, ce n’est pas Marius qui la raconte, c’est Jean-Marie, né natif de Riantec (Morbihan). À son arrivée en gare de Toulon, Marius lui a dit : « Mon bon, je vais te faire «minger» de ces petits rougets de Méditerranée que tu n’as pas les pareils chez toi : Allons chez la mère Milie... »
Chez la mère Milie une jonchée de poissons roses couvrait la table. « - Montrez voir un peu la caissette, a dit Jean-Marie. Oui donc, c’est pour apprendre à Marius d’où çà qu’ils viennent, ces rougets... » Sur la caissette on lisait : « Keridec, mareyeur, Lorient. » Alors Jean-Marie conclut : « Ce poissonci, c’est mon bateau qui l’a pêché, et nous avons pris la même route ! »
Cette route, ce n’est pas une galéjade, c’est le « train de marée ».
Le train de marée n’est ni bleu, ni noir, il est blanc, comme l’écume, la glace pilée et le ventre des merlus, du blanc (un peu gris...) dont sont badigeonnés les wagons isothermes qui servent au transport du poisson : doubles parois en bois, portes quasi étanches, et l’inscription : Marée.
Quand l’aube se lève sur la rade de Lorient, le train blanc dort encore, rangé sur la voie incrustée dans les immenses quais du port de pêche de Kéroman. En face, de l’autre côté du bassin, les wagons de charbon s’alignent sous les grues noires, pour gaver les gros chalutiers qui repartent vers le large. C’est l’heure où, un à un, les petits dundees multicolores viennent à leur tour s’amarrer devant la Criée, et décharger leurs corbeilles de langoustines roses, leurs paniers de homards et de crabes grouillants. Une étrange hécatombe marine croule sur les tables gluantes sous l’œil aigu des mareyeurs : raies géantes, maraches aux gueules démesurées, turbots ou merlus, rougets ou fretin, et jusqu`aux redoutables « peau-bleue », frères des requins du Pacifique. Moisson qu’il faut trier, vendre aux enchères, transporter dans les stands, mettre en caisse parmi la glace pulvérisée...
Dans la grande rumeur du port, le train attend, un wagon devant chaque porte de stand, au niveau du quai. Caisse sur caisse, tout est chargé, classé, Titre Première partie : les assiettes de la manufacture de faïence Auteur Texte ESPACE DES ADHÉRENTS Les Rails de l’histoire, hors-série - mars 2017 51 tout ce qui va emporter l’arôme des algues et du vent de mer vers les villes perdues dans les terres, les villes sans marins ni mouettes, les côtes que leurs marées ne suffisent pas à nourrir. Quand le soleil est assez haut dans le ciel pour miroiter d’aplomb sur l’eau verte des bassins, une locomotive noire vient chercher le train pour le conduire en gare et l’accrocher au 2646.
Le 2646 est le train de marée. Il vient de Quimper drainant ce que les sardiniers de Douarnenez, les langoustiers de Camaret, les thoniers de Concarneau, les parcs à huitres du Belon envoient vers l’« intérieur ». À ses 10 ou 12 wagons blancs viennent s’ajouter les 20 ou 25 wagons lorientais.
Puis il repart, à 14 h 35 exactement. En gare d’Auray voilà 3 ou 4 autres isothermes contenant les crustacés de Quiberon et la sardine fraîche.
Et le train roule vers Redon. Ici, la première dislocation. Nord et Sud. D’un côté ce qui file vers Rennes, Le Mans, Paris, où le train de marée arrivera au petit jour en gare de Vaugirard-Denrées.
D’énormes camions seront là, les uns pour charger les caisses dont le contenu tout à l’heure ira se déverser sur le carreau des Halles, près des grands arrivages de Dieppe, Fécamp, Boulogne, Dunkerque… Les autres pour filer sur la gare de l’Est d’où un nouveau train s’élancera vers Reims, Strasbourg, Belfort, leurs marchés et leurs « poissonneries ».
Ce qui était resté du train blanc à Redon descend maintenant vers Nantes, racole d’autres wagons venus du Croisic, et glisse le long de la Loire, vers Angers, Saumur, Tours. Décrochages, accrochages, que de manoeuvres ! Par Vierzon, Saincaize, la file claire s’infléchit vers Lyon Une machine a fait place à une autre machine, un chauffeur à un autre chauffeur ; la nuit plane sur les campagnes silencieuses. Là-bas, dans les ports, le battement des hélices recommence à troubler l’ombre, avec les cris des goélands, des grincements de poulies, des appels des mousses escaladant le quai. Les bateaux rentrent à nouveau, lourds d’une nouvelle marée.
Le train roule et les gares le grignotent. Après Marseille, il retrouve la mer. Une autre mer, d’un bleu de lessive, cernée de plages d’or. Une mer dont les profondeurs sont trop grandes pour qu’on y puisse traîner la drague et le chalut des pêches industrielles. La seule cote pêcheuse ici, c’est tout celle du Languedoc, de Sète à Port-Vendres avec ses lagunes et ses havres, et celle encore de Martigues et de l’étang de Berre. Mais le long de la « Côte d’Azur » , ce sont les petits « pointus » qu’on hisse sur les plages, et les voiles de Saiur cargaison intacte. Avant que le jeu des sanctions ne ferme la frontière italienne, ce sont des wagons entiers, spécialement préparés à Lorient, qui allaient plus loin encore et descendaient vers Florence et Rome…
Partout en Angleterre, on lit ce slogan : « Eat more fish » - Mangez plus de poisson, pour que chacun y trouve son compte : John qui l’a durement pêché, et Tommie qui se délecte d’un « aliment riche ». C’est pour que, jusqu’aux pentes alpestres et auvergnates, alsaciennes et pyrénéennes, la mer arrive en suivant les rails, avec ses odeurs puissantes, son sel, son iode, son phosphore, que de Réseau en Réseau, le train de marée court à travers la France.
Claude DERVENN
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