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SUR LES RAILS DE

L'HISTOIRE

Rails & histoire, l'Association pour l'histoire des chemins de fer vous propose de plonger dans l'histoire des chemins de fer au travers de nombreux domaines (législatifs, techniques, commerciaux etc...).Ces thèmes et dossiers seront amenés à évoluer au fil du temps : regroupements ou nouvelles déclinaisons pour les premiers, enrichissements pour les seconds.

Cantines cheminotes en guerre

Si la création des cantines en milieu ferroviaire remonte au milieu du XIXe siècle (organisation en janvier 1847, par Camille Polonceau, pour les agents du PO, d’un « fourneau économique » à Ivry), ce n’est que lors de la dernière guerre, lorsque le problème de l’alimentation se posa avec une acuité chaque jour grandissante, que la SNCF, soucieuse d’apporter des améliorations substantielles au ravitaillement de son personnel, se préoccupa de favoriser le développement et le fonctionnement de ces établissements « en vue de permettre aux agents de prendre, à proximité du lieu de leur travail, des repas sains et aussi copieux que possible, pour un prix modique » (1).

Bruno Carrière


Cantines et réfectoires, mode d’emploi


Les cantines ont pour vocation de servir des repas préparés, les réfectoires d’offrir gratuitement aux agents les moyens de réchauffer leurs gamelles. Certaines cantines sont équipées pour répondre également à cette dernière option, une partie de (leurs locaux étant alors réservée à cet effet. Un bon nombre de cantines a pour autre mission de distribuer des soupes chaudes aux agents en dehors des repas pendant les coupures de service, ou aux agents de passage.


Les installations des cantines sont réalisées entièrement par les soins et aux frais de la SNCF. L’entreprise assure également, à titre gratuit, la fourniture de l’eau ainsi que le chauffage et l’éclairage des locaux. Elle pourvoit aussi au matériel nécessaire à leur exploitation et veille à son entretien. Les cantines doivent couvrir les autres dépenses : denrées, gaz ou électricité pour la cuisson, personnel. Elles équilibrent leur budget grâce au prix des repas servis et aux allocations en espèces que leur verse la SNCF.


Les cantines pourvoient à leur approvisionnement par leurs propres moyens ou en s’appuyant sur les économats SNCF. Une part de la production des légumes issus des « cultures collectives » mises en place par l’entreprise leur est également réservée (voir encadré).Les transports effectués par rail pour leur compte bénéficient en outre de réductions sur les tarifs commerciaux en vigueur.


Manger à la cantine exige de chaque agent une inscription préalable. Le menu du repas du midi propose chaque jour un hors d’oeuvre, un plat principal composé selon les jours de charcuterie, de viande, d’abats ou de poisson, un plat de légumes, un dessert. La boisson, autre que l’eau, est proposée en sus : 20 cl de vin, de bière ou de cidre. Toutes ces denrées étant soumises à rationnement, les agents sont priés de présenter les tickets correspondants aux quantités consommées (2). De même, il leur est demandé d’apporter leur pain.


La gestion de chaque cantine est assurée par un comité composé du gérant de la cantine (ou de son représentant), de deux représentants de la SNCF et de deux représentants du personnel. Par ailleurs, une commission centrale et des commissions régionales surveillent et coordonnent l’action entreprise en vue d’assurer la bonne gestion de chaque organisme.


À quoi ressemblent ces cantines ? Il est fort probable que, en proportion de l’importance des services à rendre, elles ne proposent pas les mêmes aménagements d’un centre à l’autre. Ainsi, la cantine installée dans les emprises de la gare de Paris- Lyon au 3, rue du Charolais, n’est sans doute pas la plus représentative, mais c’est le seul exemple qui nous soit parvenu. Ouverte le 16 novembre 1942, la nouvelle cantine destinée aux agents des services régionaux Sud-Est, de la gare et du dépôt – « dont un assez grand nombre ne peuvent rentrer chez eux pendant la coupure de midi » – offre une vaste salle pouvant accueillir 350 personnes groupées par tables de dix. D’autres salles, plus petites, sont réservées respectivement aux dames, aux agents dirigeants et aux fonctionnaires supérieurs. Des serveuses, habillées « de façon uniforme », assurent le service, servant chaque agent individuellement « comme dans les restaurants ». Le nombre de repas servis, qui était autrefois de 150 environ, passe à 450 dès son ouverture et double le mois suivant à raison de 700 couverts le midi et 200 le soir (3).


La « Cuisine centrale », un plus pour Paris et sa banlieue


Jusqu’en janvier 1943, toutes les cantines fonctionnent de façon autonome. À partir de février, à cause de leur nombre et du fait de difficultés d’approvisionnement plus criantes, les cantines de Paris et de sa banlieue peuvent prétendre bénéficier des avantages de la « Cuisine centrale » financée par la SNCF dans le cadre d’une plus grande rationalisation. Les Renseignements hebdomadaires SNCF du 29 janvier 1943 se font l’écho du nouvel établissement :


« La SNCF a loué à La Courneuve les services d’une usine spécialisée dans laquelle une grande Maison d’alimentation parisienne [Félix Potin] préparait ses plats cuisinés, sa charcuterie et ses conserves. La SNCF approvisionnera sur place régulièrement toutes les denrées nécessaires et l’usine assurera chaque jour la confection de toute la quantité nécessaire de repas complets [...].


Chacun de nos services intéressés [c’est-à-dire chaque cantine locale] viendra prendre livraison en fin de matinée de son contingent de repas et cette livraison s’effectuera au moyen de grandes marmites norvégiennes constituées par des récipients calorifugés et compartimentés, qui ont été étudiés et fabriqués spécialement en vue de ce service (4). »


L’enjeu de cette réforme – « La caractéristique de ce système consiste dans la possibilité de préparer d’une façon rationnelle un très grand nombre de repas, ce qui permet d’en améliorer les menus sans majoration excessive des prix de revient (5) »– est suffisamment important pour inciter l’état-major de la SNCF à se déplacer au grand complet – le président Fournier et le directeur général Le Besnerais en tête – pour une visite détaillée des lieux, leur attention étant notamment attirée par « l’appareil destiné à traiter les os pour en récupérer tous les principes alimentaires ». Rendant compte de ce déplacement, les Renseignements hebdomadaires SNCF du 26 février 1943 insistent bien sur le fait que la Cuisine centrale « ne doit pas être prise pour quelque installation de fortune, réalisée en hâte sous l’empire des nécessités », mais s’apparente à « une organisation remarquable qui n’a pas été longue à faire ses preuves… (6) »


Toutes les cantines susceptibles de bénéficier des services de la Cuisine centrale ne sont pas obligées d’adhérer à la nouvelle organisation. À côté des cantines « affiliées », majoritaires en nombre, subsiste un noyau de cantines « autonomes ».


En 1946, les cantines affiliées se voient proposer un nouveau mode de préparation des repas. Avec la formule « restaurant », la cantine ne reçoit plus les plats tout préparés, mais les denrées conditionnées nécessaires à leur confection sur place, de quoi permettre de varier les menus. En 1947, sur les 62 cantines affiliées, 37 ont adopté cette formule.


En fait, la Cuisine centrale est confrontée depuis le début de 1945 à un défi cit constant. Cette situation ne reflète-t-elle pas une baisse de la qualité des repas préparés ? Le rapport moral des services sociaux (7) de la Région Ouest pour l’année 1946 le laisse entendre, opposant les cantines autonomes, dont la fréquentation à peu près constante « prouve que d’une manière générale elles sont appréciées du personnel », aux cantines sous contrat avec la Cuisine centrale, pour lesquelles « la qualité inférieure des repas distribués » a fait l’objet de plaintes répétées. Au point que, sur les 14 cantines affiliées concernées, cinq sont devenues semi-autonomes et deux autonomes. Même son de cloche en 1947 où il est dit qu’ « une seule reçoit encore des plats tout préparés », les autres étant retournées à la semi-autonomie ou à l’autonomie complète. Nouvelles récriminations en 1948 : « La semi autonomie ne satisfait d’ailleurs pas complètement le personnel, puisque certaines cantines fonctionnant sous ce régime ont demandé leur autonomie complète (8). »


En définitive, l’expérience de la Cuisine centrale est définitivement arrêtée le 1er octobre 1949 après un peu plus de six ans et demi de fonctionnement. Enfin, apparaît en 1948 sur la Région Est la mention de « restaurateurs » dont les établissements font office de cantines et sont comptabilisés comme tels. Il en est ainsi en 1949 des « cantines » d’Haguenau, de Verdun, de Barancourt et de Montbéliard. Toujours en 1949, la Région du Sud- Est signale des cantines installées dans des buffets ou chez des restaurateurs.


Un système largement subventionné


« Je crois que cet hiver va être encore très difficile. » C’est par ces mots que, le 16 septembre 1942, Roger Liaud – en tant que représentant du personnel et membre de la commission centrale des cantines et cultures collectives – attire l’attention du conseil d’administration sur la question des cantines. S’il reconnaît que la direction a déjà pris un certain nombre de dispositions visant leur organisation, il estime que la SNCF « ne fait pas encore assez d’efforts dans ce domaine », dénonçant notamment l’insuffisance des subventions versées. Son objectif est d’inciter l’entreprise, à l’exemple de certains autres établissements industriels, à prendre en charge de façon forfaitaire une partie du coût des repas acquitté par les agents. Le président Fournier, qui juge la question « délicate », fait remarquer qu’« il n’y a pas de raison pour que les agents prenant leur repas aux cantines paient les produits moins cher que ceux qui les achètent [aux économats] pour les consommer chez eux ». Selon lui, seuls les agents du personnel roulant pourraient faire exception « parce qu’il y a là une sujétion particulière aux agents qui se déplacent et qui ne peuvent trouver ailleurs [que dans les cantines] la possibilité de se ravitailler, ni emporter, comme autrefois, un casse-croûte de chez eux ». Il rappelle également que les mécaniciens bénéficient déjà de réductions (9).


Le problème est résolu en décembre 1942 par la décision de faire en sorte que le montant de la participation de chaque agent couvre entièrement le coût des denrées employées, la subvention de la SNCF servant à acquitter les frais liés à la préparation des plats proprement dite.


En 1943, le prix de revient d’un repas (denrées et préparation) est estimé (10), boisson non comprise, à 15 francs pour le personnel sédentaire et 17 francs pour le personnel roulant et les apprentis. L’écart de 2 francs tient compte des frais de gestion plus importants qui incombent aux cantines tenues de rester ouvertes en permanence pour les besoins des roulants et à celles fréquentées par les apprentis invitées à leur distribuer un casse-croûte supplémentaire en cours de journée (11). Ce coût est couvert par la contribution de l’agent (le « rationnaire »), fixée uniformément à 12 francs par repas quels que soient ses grades et fonctions (12), et par la subvention versée par la SNCF : 3 francs pour l’agent sédentaire et 5 francs pour le roulant.


Ces participations évoluent à la hausse dès 1944 pour tenir compte de l’augmentation du prix de revient du repas qui s’envole en 1945 (18 francs en avril, 19 francs en mai, 21 francs en juin, 27 francs en juillet), mettant à mal le budget de la Cuisine centrale qui affiche pour les cinq premiers mois de l’année un déficit proche de 2,6 millions (7 francs par repas). Cette situation, qui résulte du renchérissement des denrées (viande et légumes nouveaux surtout) et de la main-d’oeuvre (la part de celle-ci dans le coût d’un repas passe, à la Cuisine centrale, de 3,88 francs en février 1945 à 5,77 francs en mars 1945), est encore aggravée par la pénurie de sucre qui, à l’été 1945, conduit à remplacer compotes et confitures par des fruits de saison, et par la suppression, le 21 juillet 1946, de la subvention de 25 francs par kilogramme de viande octroyée par l’État aux cantines.


La SNCF, qui n’entend pas laisser son personnel supporter seul les conséquences de ces aléas, intervient à cinq reprises pour minimiser la hausse de leur contribution par une augmentation proportionnelle de sa subvention (voir tableau). Ainsi, le 8 août 1946, le prix de revient du repas (40,50 francs) est financé par l’agent à hauteur de 28 francs et par la SNCF à hauteur de 12,50 francs (personnel sédentaire). Chaque augmentation de la participation du rationnaire est accueillie froidement. Lors de celle du 1er août 1945, Raymond Tournemaine (représentant GGT au conseil d'administration), constatant que le prix du repas s’était trouvé augmenté d’environ 28 % alors que les salaires n’avaient été relevés que de 22 % le 1er février 1945, fait remarquer aux membres du conseil d’administration que « comme toujours, les relèvements de salaires sont en retard sur la hausse du coût de la vie » (13). À la décharge de la SNCF, précisons que la valeur en pourcentage de sa participation par rapport au prix de revient du repas n’a cessé de croître, passant notamment de 20 et 29,8 % (personnel sédentaire, personnel roulant) en janvier 1943 à respectivement 29,9 et 34,5 % en août 1945.


Le principe de la subvention est étendu aux soupes chaudes : à partir de janvier 1944, pour chaque assiette de soupe facturée de 1,50 à 2 francs, la SNCF verse une aide de 50 centimes, portée à 1 franc en janvier 1945.


Comme indiqué plus haut, la boisson n’était pas comprise dans le prix demandé aux agents, mais facturée en sus. Comme la bière ou le cidre, le vin fait ainsi l’objet d’un supplément 2 francs, dépense somme toute raisonnable compte tenu de la réglementation qui limitait sa consommation à un verre tous les quatre jours. La décision du Ravitaillement général de ne plus servir dans les cantines de vin ordinaire, mais des vins dits « substitués », c’est-à-dire pratiquement à appellation contrôlée, change la donne car ils sont plus onéreux : 7 francs le verre. Les autorités allemandes ayant exprimé le vœu que les consommateurs ne soient pas lésés par cette mesure (14), la SNCF prend le parti, le 29 mars 1944, de verser la différence aux cantines, soit 5 francs par verre (différence lissée à 1,25 francs/jour) (15). Sur les 130 millions de subventions accordés aux cantines en 1944, 30 millions servent ainsi à « éponger » cette nouvelle dépense (16). Une note sur la contribution de la SNCF à l’alimentation de son personnel de novembre 1946 témoigne de la pérennité de la mesure, encore en vigueur à cette date : « Cette subvention a été maintenue pour venir en aide aux cantines, mais elle ne se justifie plus du fait que la fourniture du vin de consommation courante est autorisée de nouveau (17). »


L’effort financier consenti pendant la guerre doit-il durer ?


Réunie le 6 août 1946 pour discuter de l’actualisation de la subvention, la Commission centrale des cantines et cultures collectives demande que soit clairement définie la politique de la SNCF vis-à-vis des cantines dans un proche avenir. Le 12 août, Le Besnerais informe de ce souhait les membres du conseil d’administration. « Il est de toute évidence que l’institution et l’extension de ces organismes [les cantines] correspondaient à des circonstances exceptionnelles, nées de la guerre. Les efforts financiers de la SNCF dans ce domaine avaient, en effet, pour but à la fois de faciliter le ravitaillement de son personnel et de lui donner ainsi un supplément de ressources qu’il ne lui était pas possible de consentir par les voies normales, en raison du blocage des salaires par l’occupant. Aujourd’hui, ces circonstances ayant, en partie disparu, et le ravitaillement familial s’améliorant chaque jour, il semble que le moment soit venu de reconsidérer la question (18). »


La question est évoquée par le conseil d’administration le 11 septembre 1946. Tournemaine rappelle à ce propos que de nombreux échanges de vues ont eu lieu à ce sujet entre la fédération et la direction générale. « L’organisation actuelle, qui a rendu d’incontestables services pendant les années de guerre, doit être révisée dans le sens d’une décentralisation et de la création de cantines particulières à chaque Service ou Établissement, à la gestion desquelles le personnel devra être intéressé. » Le conseil décide de faire procéder à « un examen d’ensemble de la question de la participation de la SNCF au fonctionnement des cantines et des mesures d’ordre alimentaire prises par elle en faveur de ses agents (19) ».


Cet examen fait l’objet d’une note datée du mois de novembre 1946. Elle pose clairement le problème et arrive à la même conclusion qu’en 1942. Le principe de la subvention « est justifié du point de vue professionnel, dès l’instant où il facilite l’alimentation de notre personnel au cours de son travail ». Toutefois, cette allocation « a cependant pu être considérée comme une “prime d’alimentation” dont ne bénéficient pas ceux qui prennent leur repas chez eux ». L’équité voudrait que les rationnaires paient le coût des denrées qui entrent dans la composition des repas « comme ils le font lorsqu’ils prennent ces repas chez eux ». Seul serait pris en charge par la SNCF le coût de fabrication et du service. « On peut admettre que les prix pratiqués actuellement dans les cantines ainsi que les subventions de la SNCF ne sont pas éloignés d’une telle base. » Les auteurs de la note se prononcent donc pour leur maintien. Mais il reste à en définir le montant. Il apparaît que la part couverte par l’entreprise est de l’ordre d’un tiers tant pour les cantines affiliées que pour les cantines autonomes. « Dans ces conditions, il est proposé de fixer le montant de la subvention allouée pour chaque repas au coût des frais de préparation et de service, limité au tiers du prix de revient. Celui-ci étant le total du prix de vente aux agents et de la subvention, cette dernière ne devra pas dépasser la moitié du prix de vente, sauf pour la Cuisine centrale où elle tiendra compte des frais particuliers de transports. » Quant aux déficits cumulés de la Cuisine centrale et de l’ensemble des cantines (environ 6,5 millions), il sera couvert par une subvention spéciale du même montant (20).


Les cultures collectives, un appoint pour les cantines


Les questions de ravitaillement n’ayant cessé de se compliquer depuis l’Armistice, la SNCF n’attend pas pour améliorer dans ce domaine la situation de son personnel. Elle favorise ainsi au maximum le développement des jardins ouvriers (*). Elle ne manque pas non plus d’user des dispositions de la loi du 30 novembre 1941 par laquelle les collectivités sont autorisées à entreprendre la mise en culture de superficies importantes.


Des agents réunis au sein de « groupements » sous l’égide du « Jardin des cheminots » sont les premiers à tirer profit de cette opportunité. De son côté, la SNCF s’attache à se doter de structures adéquates : une Commission centrale des cultures collectives, relayée en province par des commissions régionales chargées principalement de prospecter les agriculteurs susceptibles d’accepter des « contrats de culture » (pour certains rétrocédés aux groupements d’agents), accessoirement de découvrir des terres susceptibles d’être exploitées en régie directe : fermes, voire parcelles situées dans les emprises du chemin de fer. Outre la difficulté de convaincre les agriculteurs, largement sollicités par ailleurs, et la pénurie d’outillage agricole, ces commissions ne cessent de batailler pour d’obtenir les agréments préfectoraux : sans eux, pas de bons de semence, pas d’engrais, pas de main d’oeuvre, pas d’autorisations de transport des produits récoltés. Créés à l’échelle des arrondissements, des comités de répartition ont pour mission de ventiler les récoltes. La priorité est accordée aux cantines qui n’ont pas eu la possibilité de se ravitailler par ailleurs, les surplus étant distribués aux agents et à leurs familles.


Prenons pour exemple la Région Nord en 1943. Cette année-là, 347 contrats de culture sont entérinés. Portant sur une surface de 740 hectares répartis sur l’ensemble du territoire de la Région (principalement dans les départements de l’Aisne, de la Seine-et-Marne et de l’Oise), ils ont été pour :

- 133 directement négociés par les groupements d’agents (150 ha) ;

- 152 rétrocédés à ces mêmes groupements (352 ha) ;

- 62 conservés par la Commission régionale des cultures collectives (238 ha).


Ont été ainsi récoltés globalement 5 972 t de pommes de terre (**) et 815 t de légumes divers (haricots secs, pois verts, pois secs, carottes, oignons, betteraves, choux, poireaux). Sur son contingent, le Bureau central des cultures collectives a remis à la Cuisine centrale et aux cantines autonomes respectivement 326 t et 48 t de pommes de terre, 322 t et 24 t de légumes divers (***).


Fin juin 1943, c’est un total de 4 575 hectares qui ont été mis en culture sur l’ensemble du territoire, répartis entre les Régions Est (1 145), Nord (761), Ouest (340), Sud-Ouest (790), Sud-Est (1 389) et les Services centraux (150) (****). Les efforts ont porté surtout, là aussi, sur la production de pommes de terre (pour la moitié des terres environ).


À l’inverse de la Région Nord qui s’est toujours refusée à prendre en charge l’exploitation directe de fermes, d’autres n’ont pas hésité à franchir le pas. C’est le cas notamment de la Région Ouest qui, en 1946 encore, continue d’exploiter le domaine de La Forest, à Chepniers, en Charente-Maritime (110 ha) et la ferme de Bazincourt, en Seine-et-Oise (30 ha), tout en reconnaissant que ce n’est pas là une solution rentable (*****).


La SNCF a encouragé le développement des cultures collectives en 1944, l’augmentation moyenne des surfaces ensemencées passant de 4 800 ha en 1943 à 6 700 ha en 1944, et la récolte de pommes de terre de 18 000 t à plus de 20 000 t (******). Pendant les deux années qui suivent, la tendance est à la réduction des surfaces cultivées, amputées de 3 900 ha en 1945 et de 1 300 ha en 1946 (*******). La Région Nord renonce même aux cultures collectives le 1er janvier 1947.


(*)- Les Renseignements hebdomadaires SNCF du 18 septembre 1942 signalent notamment l’aménagement à Sotteville, à l’initiative du « Jardin des cheminots », d’un ensemble de 2 264 jardins couvrant 60 ha et se développant d’un seul tenant sur 4 km !

(**)- En 1944, sur les 721 ha consacrés aux cultures collectives, 521 sont plantés en pommes de terre, 86 en pois, 40 en haricots, 25 en oignons, 22 en carottes, 13 en choux, etc.

(***)- CAH SNCF, 025 LM 3775. Région Nord, fonctionnement des services sociaux, 1943.

(****)- Renseignements hebdomadaires SNCF, n° 101, 24 septembre 1943, p. 343.

(*****)- « Cette formule d’exploitation directe d’une ferme d’une centaine d’hectares [ferme de La Forest] où il faut entretenir une juste proportion d’herbage, de plantations fourragères pour les bestiaux, de blé pour satisfaire les impositions du ravitaillement, ne donne qu’un rendement médiocre pour l’appoint alimentaire de la collectivité cheminote. », CAH SNCF, 025 LM 3673, Région Ouest, fonctionnement des services sociaux, 1946.

(******)- CAH SNCF, 777 LM 04/5. SNCF, fonctionnement des services sociaux, 1944.

(*******)- CAH SNCF, 777 LM 04/6. SNCF, fonctionnement des services sociaux, 1946.


la question des cantines soulève de nombreux problèmes délicats : « en particulier quelle politique doit être suivie en ce qui concerne la création de cantines en province ? Il semble qu’il y en ait un grand nombre et qu’elles jouissent d’une certaine faveur. C’est là, du reste, une question d’opportunité car, dans certaines villes de province, les conditions de vie sont aussi difficiles qu’à Paris. » M. Lemaire précise « qu’elles répondent à une véritable nécessité et que le personnel en réclame de nouvelles ». M. Pailleux ajoute « que le développement des cantines s’explique également par la nouvelle répartition des heures de travail depuis la guerre et qu’il a permis de diminuer l’amplitude de la coupure du déjeuner ». Il précise en outre que « ces cantines sont indispensables dans certains centres où, par suite des destructions, les agents ont dû aller se loger loin de leur lieu de travail ». M. Tournemaine confirme qu’à Toulouse 40 % des agents habitent en dehors de la ville et à Lille 70 % (22).


Le bilan


Fin 1942, la SNCF compte de 181 cantines réparties sur l’ensemble du territoire et fréquentées chaque semaine par 123 405 « rationnaires » : Services centraux 5, Est 43, Nord 22, Ouest 25, Sud-Ouest 44, Sud-Est 42 (23).


Leur nombre ne cesse de croître ensuite : 350 en 1944, 418 en 1945 (24). Sur la Région du Nord, on passe de 34 cantines en 1943 à 64 en 1945 et 1946 ; sur celle de l’Ouest, de 56 cantines en 1943 à 79 en 1945 et 1946. La Région Est suit la même courbe, mais accentuée par la création en 1945 de 7 nouvelles cantines en Alsace et en Lorraine après le retour de ces territoires dans le giron de la SNCF : de 47 cantines en 1943 et 68 en 1944 à 75 cantines en 1945 et 76 en 1946.


L’importance des « rationnaires » croît en proportion : de 7 942 en 1943 à 11 619 en 1946 sur la Région Nord ; de 25 400 en 1945 à 28 000 en 1946 sur la Région Ouest. De même que celui des repas servis : 24 millions en 1945, 28 millions en 1946. Localement, le nombre de repas (et de soupes) passent par exemple sur la Région Nord de 3 152 663 (102 775) en 1944 à 3 720 143 (367 137) en 1946 ; sur la Région Ouest de 4 382 000 (372 000) en 1944 à 7 279 400 (373 100) en 1946 ; sur la Région Est de 1 731 322 en 1943 et 2 549 433 en 1944 à 4 850 014 en 1946 (25).


Le maintien d’une fréquentation soutenue (la Région Nord parle d’« assiduité ») des cantines en 1945 et 1946 est justifié par le fait que « le ravitaillement des agglomérations urbaines, surtout, n’[a] été que faiblement amélioré » (Région Nord). Bien que non évoqués, les destructions liées aux combats de la Libération et l’éloignement des agents occupés à la Reconstruction ont eu sans nul un impact non négligeable.


La diminution du nombre des cantines à partir de 1947 a pour raison principale – outre quelques regroupements ou fermetures motivés par « leur faible clientèle restante » (Région Est) – « l’amélioration du ravitaillement qui incite de plus en plus les agents à prendre leurs repas chez eux » (Région Ouest).


Une raison plus spécifique à la Paris et sa banlieue est évoquée par la Région Nord dès 1946 : « la reprise d’un service à peu près normal des trains de la banlieue parisienne a entraîné une légère diminution du nombre des rationnaires de la cantine de Paris-Nord, fréquentés spécialement par les agents de la Direction et des Services régionaux EX et VB ainsi que par ceux des arrondissements EX et VB de Paris et de la gare de Paris-Nord ».


Si la fréquentation est effectivement en baisse à partir de 1947, on n’assiste pas cependant à une hémorragie. L’ensemble des cantines sert encore 24,5 millions de repas cette année-là et 22,3 millions en 1948. La Région Est, qui voit passer le nombre de repas servis de 3 935 000 en 1948 à 3 252 000 l’année suivante, précise même que cette diminution « aurait été vraisemblablement plus importante si de nombreux agents n’avaient été retenus dans les cantines par les prix modiques pratiqués par celles-ci » (26). Reste l’avis de la direction qui, en 1949, précise que si « les difficultés des années précédentes ont disparu […], les cantines continuent à jouir de la faveur du personnel et à rendre des services appréciés (27) ».


Dans l’ensemble, leur équilibre financier semble assuré. C’est le cas notamment sur la Région Est en 1949, bien que, précisent les services sociaux en charge des cantines, le montant moyen de la subvention de la SNCF ne couvre plus la totalité des frais de préparation et de service. Même son de cloche de la part des services sociaux de la Région de la Méditerranée qui notent que le solde créditeur affiché par les cantines a permis de reverser à la SNCF une importante partie des « avances » consenties par l’entreprise (28).


Pour finir, comment ne pas évoquer le concours de la cantine « la plus méritante » organisée par la Région Est avec pour lauréats en 1948 Mulhouse-Ville et en 1949 Paris-Pajol-La Villette gratifiée d’un chèque de 10 000 francs (29)?


(1)- CAH SNCF, 777 LM04/3. Note du 13 novembre 1943.

(2)- La grande majorité des cheminots entraient dans la catégorie T, consommateurs des deux sexes de 12 à 70 ans se livrant à un travail pénible nécessitant une grande dépense de force musculaire.

(3)- Renseignements hebdomadaires SNCF, n° 70, 29 janvier 1943, p. 203.

(4)- Ibid, p. 201.

(5)- CAH SNCF, 777 LM04/3. Note du 13 novembre 1943.

(6)- Renseignements hebdomadaires SNCF, n° 74, 26 février 1943, p. 217.

(7)- Les activités des services sociaux propres à chaque Région se répartissaient alors entre trois entités : subdivision de l’assistance sociale, subdivision de l’éducation de la jeunesse et subdivision de l’économie sociale (cantines, centres de distribution de vivres, cultures collectives, etc.).

(8)- CAH SNCF, 025 LM 3673. Rapport moral des services sociaux de la Région Ouest, 1946.

(9)- CAH SNCF, 505 LM 678/5.

(10)- Prix moyens basés sur les prix pratiqués par la Cuisine centrale.

(11)- Les apprentis exposés à la sous-alimentation dans leur famille bénéficient en outre de diminutions sur le prix des repas. La SNCF veille, par ailleurs, à ce que tous puissent bénéficier de l’attribution régulière de biscuits caséinés.

(12)- 10 % environ de cette somme sont laissés à la disposition des cantines affiliées pour couvrir les frais de réfectoire et de transport des tines.

(13)- CAH SNCF, 505 LM 678/5.

(14)- Voeu officialisé par un arrêté ministériel du 9 mars 1944.

(15)- CAH SNCF, 505 LM 678/5.

(16)- CAH SNCF, 505 LM 678/5. Note manuscrite, 6 juin 1945.

(17)- CAH SNCF, 505 LM 678/6.

(18)- CAH SNCF, 505 LM/5.

(19)- CAH SNCF, 505 LM/5.

(20)- CAH SNCF, 505 LM 678/6. Contribution de la SNCF à l’alimentation du personnel (cantines et cultures collectives), novembre 1946.

(21)- Cette question sera de nouveau évoquée en 1949, d’aucuns, tout en affirmant le droit à tous les agents d’accéder aux cantines, émettant l’idée de réserver l’allocation repas à ceux ayant un revenu modeste et ne pouvant déjeuner chez eux (Rapport de la première commission budgétaire, 3 février 1949).

(22)- Maurice Lemaire, directeur général de la SNCF de 1946 à 1949 ; Daniel Boutet, vice-président du conseil d’administration depuis 1940 ; André Pailleux, représentant du personnel CFTC depuis novembre 1944. CAH SNCF, 505 LM 678/6.

(23)- CAH SNCF, 777 LM 04/3. Cantines, note dactylographiée, novembre 1943.

(24)- SNCF, Rapports sur le fonctionnement des services au cours des Exercices 1944 et 1945.

(25)- CAH SNCF, 025 LM 3775 (Nord), 777 LM 19/4 à 7 et 11 (Est), 025 LM 3673 (Ouest). Fonctionnement des services sociaux, 1941-1948.

(26)- CAH SNCF, 777 LM 19/11. Région Est, fonctionnement des services sociaux, 1949.

(27)- SNCF, Rapport sur le fonctionnement des services au cours de l’Exercice 1949.

(28)- CAH SNCF, 777 LM 19/13. Région de la Méditerranée, fonctionnement des services sociaux, 1949.

(29)- CAH SNCF, 777 LM 19/11. Région Est, fonctionnement des services sociaux, 1949.


Empoisonnement à la cantine de la rue Saint-Lazare


Le 3 octobre 1939, le conseil d’administration de la SNCF est conduit à se pencher sur une étrange affaire relative à un empoisonnement collectif survenu la veille et mettant en cause le « restaurant ouvert au personnel de la rue Saint-Lazare (-) ».


La note remise aux administrateurs sur cet « événement très pénible » en résume brièvement les circonstances : « À la suite d’une erreur inexplicable, une cinquantaine d’agents ont été intoxiqués. D’après les renseignements qui ont été fournis, de la poudre destinée à la destruction des cafards aurait été utilisée dans la préparation d’escalopes de veau. »

Plusieurs des personnes incommodées ont été transportées à l’hôpital Beaujon, à Clichy. On déplore deux victimes : Mme B., une collaboratrice de René Dugas, alors à la tête de la Division des études du Service de l’organisation technique (devenu ensuite la Direction des études générales), et M. V. un huissier. Quant au cuisinier, il a fait l’objet d’un renvoi immédiat. Cependant, l’auteur de la note juge la sanction insuffisante et demande que le Parquet soit saisi : « J’ajoute que toutes les hypothèses doivent être examinées, notamment la malveillance et peut-être autre chose encore, car il s’agissait d’un restaurant où nos chefs de service eux-mêmes étaient appelés à prendre leur repas. La disparition de quelques-uns d’entre eux n’aurait pas été sans répercussions graves sur la marche des Services. » Le président Fournier n’est pas loin de partager cette idée. Prenant la parole, il s’interroge : ne s’agit-il pas là d’un « acte de vengeance » de la part du cuisinier ? Celui-ci avait tendance à boire, poursuit-il, mais ce n’était pas le cas le jour de l’accident. Ce qui, à ses yeux, écarterait toute confusion due à l’alcool : « Je relève comme troublant le fait que la boîte qui contenait l’insecticide se soit trouvée par hasard au milieu des produits alimentaires ; c’était une ancienne boîte de conserve analogue à celles qui renfermaient les produits alimentaires. Le cuisinier s’est servi de cet insecticide, dont l’odeur est désagréable, pour confectionner 70 escalopes. » L’affaire est évoquée de nouveau le 5 mars 1940 au sein du comité de direction. Erreur humaine ou acte de malveillance ? La question n’est toujours pas tranchée, les uns parlant d’« homicide par imprudence », d’autres de « soupçons d’assassinat ». L’invasion allemande et le chaos qui s’ensuivit semblent avoir définitivement clos le débat..


(-)- CAH SNCF, 505 LM 171/1.

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