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SUR LES RAILS DE

L'HISTOIRE

Rails & histoire, l'Association pour l'histoire des chemins de fer vous propose de plonger dans l'histoire des chemins de fer au travers de nombreux domaines (législatifs, techniques, commerciaux etc...).Ces thèmes et dossiers seront amenés à évoluer au fil du temps : regroupements ou nouvelles déclinaisons pour les premiers, enrichissements pour les seconds.

Clapeyron et Lamé, associés pour le meilleur et pour le pire

Dernière mise à jour : 17 mars 2021

En raison des tensions diplomatiques entre le tsar Nicolas 1er et le nouveau gouvernement français issu des trois journées de Juillet 1830, Émile Clapeyron (1799‑1864) et Gabriel Lamé (1795- 1870), ingénieurs X‑Mines, rentrent en France après onze années passées à Saint-Pétersbourg où ils ont formé plus de six cents élèves ingénieurs civils et militaires à la science des ponts et chaussées, tout en prenant part directement, en tant qu’ingénieurs au corps du génie des voies de communication russe, à de nombreux travaux locaux.


C’est à l’École royale des Mines de Paris que, dès 1818, s’était nouée une amitié forte entre les deux hommes, jusqu’à les inciter à créer une association « à la fois industrielle et scientifique », concrétisée sur de nombreux mémoires et ouvrages par la double signature « Lamé ‑ Clapeyron ». C’est une première sans équivalent à l’époque dans ces domaines de vive compétition, et qui allait perdurer pendant vingt ans.


Cette lettre du 31 mai 1835 clarifie le positionnement progressif de chacun dans cette association inédite et son fonctionnement quelque peu tendu... Écrite de la ville d’Arras, où Clapeyron est chargé d’installer la distribution de l’eau courante, cette lettre montre aussi l’attente fébrile d’un courrier de son ami Lamé : Clapeyron – cet ingénieur et savant – est enfin apaisé sur l’issue favorable du projet et financement de la construction de la ligne de Paris à Saint-Germain et il vient d’obtenir d’Émile Pereire, après trois années d’incertitude, l’assurance d’en diriger les travaux.

Gabriel Lamé (1795-1870). Chargé plus particulièrement du matériel roulant, il s’est entièrement voué à l’enseignement et à la recherche une fois la ligne en exploitation. Coll. particulière.

À l’image de leur formation commune bicéphale – en mathématique et en physique appliquée aux objets – exercée dans ce champ d’immanence, celui de l’amitié, de la confiance, ciment de cette alliance à deux visages, Clapeyron et Lamé ont devant eux l’espoir de réussir et « entre [leurs] mains » l’avenir pour entreprendre. Ils avaient supporté ensemble l’exil à Saint-Pétersbourg, les bouleversements politiques, les dépressions financières et économiques, ainsi que les menaces sanitaires du choléra morbus tant en Russie dès septembre 1830 qu’en France en avril 1832 avec ses huit mille décès.


Sylvie Provost

Docteur en histoire des sciences et des techniques

Émile Clapeyron (1799-1864) a établi l’étude technique de la ligne avant d’en assurer la construction, épaulé par Stéphane Mony (1800- 1884). Coll. particulière.

Gage de leur amitié et témoignage de leur longue association, Clapeyron et Lamé ont laissé une précieuse correspondance. Grâce à l’obligeance de Benoît Janson, descendant de Lamé, Sylvie Provost a pu consulter les lettres adressées à ce dernier par Clapeyron.


Lettre d’Émile Clapeyron à Gabriel Lamé - Arras, 31 mai 1835


Ou comment Émile reproche à Gabriel de s’être déchargé sur lui des aspects techniques de leur association et de s’être servi de leurs travaux scientifiques communs pour asseoir sa position.


Ta lettre, mon cher Lamé, ne m’est parvenue que très tard. J’étais en course dans le département quand elle m’est arrivée et j’y ai joué avec elle à cache-cache. Elle ne m’a trouvé qu’à Arras où j’arrive. Je regrette bien de ne pas l’avoir reçue plus tôt car elle contient beaucoup de faits importants à l’égard desquels je suis resté assez longtemps dans une incertitude qui m’est toujours, sinon pénible au moins, ennuyeuse et agaçante.


L’adjonction de Rothschild est belle et glorieuse. Malgré cela, en ce qui concerne nos intérêts, elle est achetée un peu cher par la surélévation des intérêts au taux de 5 %.


Le capital social étant de 5 000 000 il est fort probable que la totalité ne sera pas émise. Je suppose qu’il est bien entendu que la part afférente à l’industrie restera toujours égale à 2 200 actions de jouissance (*). Cette circonstance contribue pour nous un puissant intérêt de ne pas même atteindre la totalité de 4 500 000 auquel je m’étais tenu dans ma dernière estimation.


Le partage entre nous des actions d’industrie me parait bien fait. J’en suis pour ma part entièrement satisfait et trouve que nos associés se sont conduits d’une façon délicate et conforme en tout point à ce que j’attendais d’eux, quoique toute autre distribution m’eût paru peu conforme à l’équité. Quant à ce qui concerne la dernière partie de la lettre, je t’assure que tu me parais injuste. Tu dois te rappeler que notre association a été à la fois industrielle et scientifique. Tu m’as abandonné en Russie presqu’exclusivement la partie industrielle par le refus que tu as fait de prendre part aux constructions dont j’ai été chargé, quoiqu’à plusieurs reprises je t’ai conseillé de rechercher l’occasion d’en diriger. De retour en France, tu as été seul à recueillir les fruits de notre association scientifique, et il est certain que si nos travaux passés ont été pour quelque chose dans la position que tu as trouvée en France, ta part comme demi-solde dans le corps des Mines et comme professeur à l’École Polytechnique a été jusqu’ici le résultat unique de notre association scientifique. L’avenir que cette position te promet est encore ta part exclusive. Notre association scientifique ne m’a apporté jusqu’ici aucun fruit. M’en suis-je jamais plaint, non, parce que tes besoins étaient plus pressants et parce que la part scientifique avait été plus exclusivement ton lot.


Voici maintenant qu’une affaire industrielle se présente, à laquelle j’ai consacré tout le temps que j’ai pu et une partie de mon argent à une époque où le succès était fort incertain, pour laquelle tu as, à ma connaissance peu fait, peu écrit, peu combiné, et rien ou peu dépensé. Et bien, je trouve très juste que dans cette affaire ta part soit moindre que la mienne et cela dans le rapport convenu. De même que dans l’association scientifique ta part a été le lot entier, et que je n’ai rien eu. Quant à l’avenir, il est entre tes mains. Voici encore une occasion où tu es mis en demeure de t’occuper de construction. Si tu le fais avec le zèle et l’activité que tu mets à autre chose, pourquoi l’avenir que tu crois brillant pour moi, te serait-il fermé ? M’as-tu vu bien exclusif du bien des autres et frappé en toute circonstance de l’esprit d’accaparement. Penses-tu que je ne serais pas bien aise de t’avoir comme associé, dans quelque autre affaire quand depuis 16 ans, je t’ai associé à ma vie et à mes pensées les plus intimes.


Adieu, mon cher ami, j’espère que l’impression qui t’a dicté ta lettre est dissipée depuis longtemps. Dis mille choses tendres à ta femme pour moi et crois moi toujours ton ami.


É. Clapeyron


(*)- Il est vraisemblablement fait allusion ici aux « coupons de fondation » qu’Émile Pereire s’est réservés lors de la création de la Société anonyme du chemin de fer de Paris à Saint-Germain.


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