Feuilleter un journal des années 1920-1930 consacré aux transports, et plus spécifiquement un journal ferroviaire, conduit immanquablement à croiser un dessin ou une gouache d’Émile-André Schefer (1896-1942). Sa brutale disparition souleva un immense émoi parmi la communauté cheminote, consciente d’avoir perdu en ce « premier peintre du rail » un ami et un témoin essentiel de la modernité du chemin de fer.
Bruno carrière
« Le peintre-dessinateur É.-A. Schefer, spécialisé depuis de nombreuse années dans l’interprétation de la vie du chemin de fer, et collaborateur assidu des anciens Réseaux, puis de la SNCF, vient de mourir à l’âge de 46 ans.
« Renversé par un cycliste, dimanche matin 15 courant, et atteint d’une fracture du crâne, il a succombé dans la soirée sans avoir repris connaissance.
« Cet excellent artiste, qui n’avait d’autres moyens d’existence que son pinceau, laisse à peu près sans ressources une jeune femme et six orphelins dont l’aîné n’a que 13 ans et le dernier 1 an. »
C’est par ces quelques lignes publiées par leur journal d’entreprise, les Renseignements hebdomadaires SNCF, daté du 21 mars 1942, que les cheminots apprennent la disparition brutale de celui dont ils avaient appris à apprécier l’oeuvre au travers des publications et publicités consacrées au chemin de fer, et qu’ils avaient fini par considérer comme l’un des leurs (voir encadré). Obéissant à un devoir de solidarité, ses amis de l’Association française des amis des chemins de fer (AFAC) et ceux des Amis de Notre Métier ouvrent aussitôt une souscription au profit de sa veuve et de ses enfants.
Le 6 mars 1943, soit un an après sa disparition, une exposition rétrospective de son oeuvre est inaugurée en gare de Paris-Saint-Lazare sous le triple patronage de la SNCF, de l’UACF (Union artistique des cheminots) et de l’AFAC. Cette manifestation est annoncée la veille par les Renseignements hebdomadaires SNCF, qui consacrent deux de leurs quatre pages au « premier peintre du rail (1) ». Georges Chan, chef de la division des Études de locomotives, rend un hommage appuyé à celui qui a si bien su combiner « la science du technicien et la fantaisie de l’artiste ». Le président et le vice-président de la SNCF, MM. Fournier et Grimpret, le directeur général adjoint, M. Berthelot, représentant le directeur général empêché, participent au vernissage. La plupart des quelques 200 œuvres exposées trouvent presque aussitôt preneur. L’un des tableaux « les plus caractéristiques » fait par ailleurs l’objet d’une tombola, le but premier de la manifestation étant de récolter des fonds pour venir en aide à la famille d’É.-A. Schefer. Le succès est tel que la fin de la manifestation, annoncée pour le 21 mars, est remise d’une semaine, une partie des œuvres prenant même le chemin de Lyon pour prendre part à une exposition organisée par l’AFAC. Et, pour répondre au désir d’un certain nombre d’amateurs, est arrêté le principe d’une édition en fac-similé, soumise à souscription, d’une dizaine d’œuvres ferroviaires parmi les plus marquantes (2).
Présenté à peine plus d’un mois plus tard (Renseignements hebdomadaires SNCF du 7 mai 1942), le nouveau diplôme de citation à l’ordre de la SNCF emprunte à un tableau de l’artiste le thème de son motif central (une 241 C1 en tête d’un train de voyageurs).
À l’automne 1943, le Comité Schefer (3), qui réunit des membres de l’AFAC, de l’UACF, des Amis de Notre Métier et de la direction du service commercial de la SNCF, annonce sa décision de fonder un « Prix Émile-Schefer ». Ce prix, destiné à pérenniser la mémoire de l’artiste, sera décerné chaque année à une oeuvre traitant d’un sujet ferroviaire (peinture, dessin, sculpture, eau-forte, lithographie, art appliqué, illustration) exposée au salon annuel de l’UACF (Renseignements hebdomadaires SNCF du 22 octobre 1943).
La date du premier concours est fixée, « sauf empêchement imprévu », au mois de septembre 1944 (Renseignements hebdomadaires SNCF du 9 juin 1944). En raisons des circonstances, il ne sera attribué qu’en janvier 1946 et récompensera une peinture de P. Larche, « Rapide dans un paysage de neige », une première mention étant attribué à titre d’encouragement à… Henri Vincenot (Notre Métier du 1er février 1946, dont le prix Schefer fait la couverture).
(1)- D’autres illustrateurs contemporains auraient pu revendiquer ce titre tels Pierre Delarue-Nouvellière (1889- 1973), Georges Hamel dit Geo Ham (1900-1972) ou encore Albert Jahan (1890-1972). 2- La souscription est lancée fin 1943. Elle porte sur l’édition de 1 000 portefeuilles numérotés proposés au prix unitaire de 1 000 francs. Chaque portefeuille sera composé de dix gouaches reproduites sur papier de chiffon en grand format (38 x 49), à savoir : 1- Gare de l’Est, rapide Paris-Strasbourg, locomotive Crampton ;
(2)- Rapide Ouest, locomotive 120 n° 678 ; 3- Rapide PO, locomotive électrique 2D2 ; 4- Rapide Nord, locomotive 232 ; 5- Ligne Laroche-Dijon, croisement de deux rapides, locomotives 231 G et 240 P ; 6- Rapide Paris-Calais, locomotive Atlantic « Chocolat » ; 7- « Twentieth Century Limited », New-York-Chicago, locomotive Hudson du New-York-Central ; 8- Rapide PLM, locomotive « Coupe-vent » 220 ; 9- Rapide lourd PO, locomotive 240 ; 10- Rapide croisant, locomotive 240 (Renseignements hebdomadaires SNCF du 17 décembre 1943).
(3)-Émanation du Comité de l’Exposition Schefer à l’origine de l’exposition rétrospective de mars 1943. Président : E. Mulotte, président de l’AFAC ; vice-présidents : G. Chan, chef de la division des Études de locomotives à la SNCF, et J. Dupin, président général de l’UACF.
« Un grand ami du chemin de fer. Notre collaborateur Émile-André SCHEFER vient de mourir »
Renseignements hebdomadaires SNCF, 21 mars 1942.
« É.-A. Schefer n’était pas pour le chemin de fer un collaborateur ordinaire. Ce dessinateur, dont le grand talent n’a eu d’égal que la modestie et le désintéressement, occupera une place marquante dans l’iconographie du rail. Car il n’est pas exagéré de dire qu’il a été le seul artiste ayant vraiment excellé dans l’interprétation des locomotives, des trains en mouvement. Ses compositions, à la fois pleines de poésie et de vérité, ont toujours été vivement appréciées des cheminots, techniciens ou profanes, ainsi que du grand public. Et c’est sans doute la raison qui faisait que l’on s’adressait en définitive toujours à Schefer, lorsqu’il s’agissait d’obtenir des illustrations ferroviaires de qualité. Il a ainsi collaboré, en fait, à la plupart des organes ferroviaires français et l’on peut notamment citer : Le Bulletin PLM, Notre Métier, Notre Trafic (*), Rails de France, Les Renseignements hebdomadaires SNCF, Transports, Chemins de fer (organe de l’AFAC), Traction Nouvelle, La Revue Générale des Chemins de fer, Le Bulletin de l’Amicale des Agents hors-statut, l’Indicateur Chaix, etc.
Mais Schefer a rendu encore bien d’autres services au Chemin de fer dont il était l’imagier fervent. Dans ses travaux pour nos Services de Publicité et lorsqu’il collaborait aux présentations de certaines Expositions ; lorsqu’il réalisait des jeux ferroviaires pour l’enfance ou des planches de leçons de choses pour la jeunesse des écoles, ou des éditions de belles gravures pour les collectionneurs, lorsqu’il dessinait des faïences artistiques comme son cendrier du « Paris-Saint-Germain » ou l’assiette commémorative du « Train Royal », Schefer servait toujours, en l’illustrant magnifiquement, ce rail qu’il aimait. Et il le servait encore lorsqu’il était appelé à donner à certains techniciens des Services d’Études son avis d’artiste sur les formes nouvelles de carénage du matériel.
Émile-André Schefer était certainement plus cheminot que beaucoup de cheminots. Sa foi dans le chemin de fer et l’enthousiasme qu’il mettait à exalter tout ce qui pouvait contribuer au prestige du rail : la vitesse, la sécurité, les progrès techniques, le sentiment de confiance qu’il donnait ainsi à maints cheminots furent autant de motifs qui, en 1939, incitèrent la jeune Association des « Amis de Notre Métier » à lui demander de prendre place dans le Corps de ses Membres fondateurs. Précisons qu’il faisait, par ailleurs, déjà partie du Conseil de l’Association françaises des Amis des Chemins de fer. »
(*)- Lors de sa renaissance en janvier 1946, après plus de cinq années d’interruption, Notre Trafic, le journal du Service commercial de la SNCF, n’oublie pas de rendre un hommage appuyé à É.-A. Schefer, au collaborateur de la première heure et au dessinateur dont le talent « était inégalable dans l’interprétation des scènes ferroviaires ».
Dessiner… C’est comme s’il avait prétendu « faire du théâtre » !
De l’homme privé, on sait peu de chose. En 1993, son fils aîné Michel, graphiste-décorateur de son état, avait accepté fort gentiment de satisfaire notre curiosité. Il regrettait de ne pouvoir s’appuyer que sur la mémoire d’un enfant âgé seulement de 13 ans à la mort de son père, l’essentiel des archives de la famille ayant disparu lors du bombardement du Havre du 5 septembre 1944, tout comme son oncle René qui en était le dépositaire.
Une ascendance flatteuse. Issus d’une famille noble du duché de Nassau, les Schefer descendent en droite ligne d’Auguste-Frédéric, apparenté selon un biographe bien informé à « un de ces fonctionnaires qui, ayant suivi la fortune de Napoléon, se fixèrent dans notre pays ». Auguste-Frédéric, caissier du Trésor de la liste civile, est le père de Charles-Henri (1820-1898), « la gloire de la famille ». Ancien élève du lycée Louis-le-Grand (et, à ce titre, condisciple et ami de Charles Baudelaire), il devient en 1843 drogman (interprète) à Beyrouth pour le compte du ministère des Affaires étrangères. En poste successivement à Jérusalem, Smyrne, Alexandrie et Constantinople, il rentre en France en 1856 et occupe dès l’année suivante la chaire de persan à l’École des langues orientales, dont il assure la direction de 1867 jusqu’à sa mort (1). Son fils, Christian (1866-1944), empêché de suivre ses traces en raison du refus de son épouse de voyager, doit se contenter d’une chaire d’histoire à l’École des sciences politiques (2). De leur union naissent trois enfants : Marcelle († 1935), René et Émile-André. « La famille, nous confiait encore Michel Schefer, était alliée, par les femmes, aux Rouart, Manet, Morisot, etc. Mais tout ceci est d’une telle complication qu’il m’est difficile de m’y retrouver ! »
Les aléas de la vie. Né en 1896, Émile-André grandit dans l’insouciance. Une jeunesse heureuse, brutalement interrompue. Laissons la parole à son fils : « À sa sortie du lycée Hoche de Versailles où il fit ses études, il n’avait aucune “orientation” particulière comme on l’entend maintenant. La famille était aisée. Lorsqu’il se marie en 1927, tout va changer : il épouse en effet une délicieuse petite jeune fille catholique, ce qui fit scandale dans cette famille de grands bourgeois protestants. Comme il fallait faire vivre le foyer, il déclare être dessinateur : la foudre ! C’est comme s’il avait prétendu “faire du théâtre” ! C’est à ce moment que ses amis l’ont aidé à travailler car, bien entendu, la famille l’a complètement abandonné à son sort. » La situation est d’autant plus difficile que les naissances se suivent : trois garçons et trois filles entre 1928 et 1940.
Un coup de crayon inné. « Mon père n’a jamais appris à dessiner : il savait, c’est tout. Ses dons pour le dessin et la peinture s’étaient révélés dix ans plus tôt (3). Mobilisé en 1917 dans le train des équipages, il participa au volant (horizontal) d’un GMC au ravitaillement de Verdun. Les attentes entre les rotations étaient souvent longues ; aussi avait-il fixé sur ce volant, si pratique, une planche à dessin. De cette période, il reste une étonnante suite de croquis, dessins à la plume, au stylo, au crayon, représentant des trains, gares et matériels ferroviaires bizarres, des locomotives… imaginaires, prémonitoires. Certains de ces dessins, datés de 1917-1918, laissent entrevoir ce que sera plus tard le “look” des Pacific et autres Mountain. Aujourd’hui, on reste stupéfait de l’audace de ces dessins – j’allais dire de ces «prises de vues» –, de leur originalité, de leur impact visuel. C’est qu’il inaugura une technique inspirée de la gravure sur bois qui donnait un rendu d’une puissance extraordinaire. Rapidement passé maître dans ce domaine, il reste inégalé. » « Ses carnets étaient la base de ses dessins. Ce sont des croquis au crayon pris sur le vif et fort succincts, des lignes ébauchées avec la notation des couleurs qu’il restituait ensuite à l’aquarelle ou à la gouache. Pas de photos ou très peu. »
Des appuis indéfectibles. « Ses amis de jeunesse, aux destins plus conventionnels, pourvus de postes stratégiques dans d’importantes sociétés, vont faire appel à sa collaboration pour l’élaboration de leur publicité. C’est ainsi que vont apparaître dans de sévères publications de nouveaux placards publicitaires vantant les productions de Latécoère (il dessinera le logo de La Croix-du-Sud), Renault, etc. Ses amis ingénieurs – dont André Chapelon – n’avaient pas non plus oublié les fameux petits croquis prémonitoires de 1918 et firent souvent appel à ses conseils d’esthète. »
Le maître à l’oeuvre. « En 1934, nous passions nos vacances au Pouliguen d’où l’on pouvait apercevoir, de l’autre côté de l’estuaire, la silhouette du paquebot Normandie en construction. Sollicité par la Transat, c’est lors de ce séjour qu’il exécute une série de dessins de vulgarisation qui seront publiés en 1935 dans un fort numéro du journal l’Excelsior. De là remontent mes premiers souvenirs de mon – grand – papa (1,96 m). En grandissant, mon nez finit par atteindre le niveau de sa table à dessin et là, les yeux écarquillés, je suivais sa main aux longs doigts qui faisait naître la vie. Il dessinait avec application, les yeux mi-clos pour juger d’un effet, la langue légèrement serrée entre les dents, ayant lâché sa pipe le temps d’un passage délicat. Parfois, dans le feu de l’action, il imitait le bruit d’une locomotive en pleine action pour être certain que son illustration serait bien ressemblante et qu’elle ferait l’heure pour être remise à temps au journal. Honnête et ponctuel, rares qualités.
« Pas toujours facile de dessiner pour vivre. À cette époque, la publicité n’était pas encore un métier, les artistes devaient remettre leurs travaux entièrement terminés, la lettre dessinée. Papa souffrait beaucoup d’avoir à dessiner les textes de ses affiches. Il m’a dit : «Un jour tu pourras m’aider, tu apprendras le dessin de la lettre.» Prémices d’une carrière.
« De ces années, il demeure de merveilleux souvenirs de promenades, le plus souvent ferroviaires. Maman, totalement absorbée par les soins des petits, était bien contente de voir les plus grands libérer l’espace. Ainsi, accrochés à sa main, mon frère et moi, nous courrions à son côté : lorsqu’il faisait un pas, nous en faisions quatre ! Les dépôts parisiens faisaient nos jeudis favoris : les Batignolles et ses machines bien astiquées, les Poissonniers, la Villette, le Charolais où nous errions avec délice au milieu des scories, de la vapeur et de l’huile chaude. Et puis, un autre lieu magique : l’imprimerie. Il me menait quelquefois chez Karcher, imprimeur lithographe, où il veillait à la bonne reproduction de ses dessins qui devenaient des affiches grâce à d’immenses pierres. Mystères fascinant pour un petit garçon. Sa collaboration à quelques magazines pour enfants (il y expliquait l’inexplicable avec des schémas limpides) m’a permis, toujours accroché à sa main, de découvrir aussi l’univers de la presse. »
(1)- Auguste Bouché-Leclercq, « Notice sur la vie et les travaux de M. Charles Schefer ; lue dans les séances des 3 et 10 novembre 1899 », Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 43e année, n° 6, 1899, p. 627-668.
(2)- Veuf, Christian Schefer quitte la France en 1940 pour s’installer à Meknès, au Maroc, auprès de sa fille adoptive.
(3)- En fait, alors qu’il n’était encore que lycéen, É.-A. Schefer observait les trains et les dessinait sur ses cahiers d’écolier.
L’épreuve. « Papa est mort brutalement, renversé par un cycliste, le 15 mars 1942. Il partait rejoindre maman à l’église, c’était un dimanche, il n’est jamais arrivé. Artiste au sens le plus large, sensible à l’extrême, fin, silencieux, modeste, il était totalement désintéressé et – malheureusement – bien incapable d’évaluer la valeur de son travail. Il avait 46 ans, maman 36 ans et six enfants de 13 à 1 an. En 1942, dans un Paris affamé, sans ressources, mais avec un cercle d’amis et un courage rarement rencontré. Alors a commencé ce que je crois être un exemple unique de solidarité : réunis sous le vocable de Comité Schefer, tous ces gens, amis, clients, relations officielles, ont assuré la survie matérielle de la famille jusqu’à ce que nous puissions y subvenir par nous-mêmes. Cela a duré plus de dix ans. »
Bibliographie :
« Émile-André Schefer, peintre des machines », Chemins de fer, n° spécial, n° 425 (1994/2).
Antoine Bechet, Les Magiciens du chemin de fer [À la mémoire de Émile-André Schefer et Henri Girod- Eymery], s.l., Décalcomanies Industrielles SA, 1992.
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