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Rails & histoire, l'Association pour l'histoire des chemins de fer vous propose de plonger dans l'histoire des chemins de fer au travers de nombreux domaines (législatifs, techniques, commerciaux etc...).Ces thèmes et dossiers seront amenés à évoluer au fil du temps : regroupements ou nouvelles déclinaisons pour les premiers, enrichissements pour les seconds.

Pierre Lepage

Le chemin de fer du Nord. D’une stratégie à l’autre, 1911-1914

Dernière mise à jour : 17 mars 2021

En 1911, le général Michel propose une révision du Plan stratégique prenant en compte une possible offensive allemande menée à travers le territoire belge avec, pour conséquence, un glissement du gros des forces françaises de la frontière est à la frontière nord. La neutralité de la Belgique, garantie par le traité international de 1839, suffit à endormir la méfiance de nos dirigeants qui rejetèrent la vision prémonitoire du général Michel. Mal leur en prit.

Pierre Lepage


Au début de 1911, le général Victor-Constant Michel (1850- 1937) fut nommé par le gouvernement vice-président du Conseil supérieur de la guerre (le CSG) et, à ce titre, généralissime désigné des armées françaises en cas de guerre. Le ministre de la Guerre, le général Brun, lui demanda de réviser le Plan stratégique en vigueur depuis 1908, alors tourné vers l’Est, appuyé sur le système fortifié dû à Séré de Rivières, qui s’étendait des Hauts de Meuse jusqu’à la région située entre Épinal et Belfort.


Michel, dont la formation initiale était celle d’un officier d’état-major réputé pour ses travaux de géographe, connaissait bien la région du Nord où il avait exercé plusieurs commandements, notamment à l’état-major du 1er corps d’armée à Lille. Il avait constaté la vulnérabilité de la frontière franco-belge, dépourvue de système fortifié de Dunkerque à Maubeuge. Depuis 1905, Brun et Michel avaient connaissance du plan allemand mis au point par le général comte Schlieffen. Ce plan consistait, par une immense offensive menée à travers le territoire belge, à envelopper l’ensemble de l’armée française et à la prendre à revers par une sorte de gigantesque coup de faux. Les milieux politiques, comme l’État-major général dans son ensemble, ne croyaient pas à une invasion de la Belgique, dont la neutralité était garantie par le traité international de 1839. Brun et Michel, eux, étaient convaincus de cette hypothèse. Dans un premier document remis au ministre de la Guerre en février 1911, le général Michel présentait ses « observations personnelles », formulées comme une sorte d’avant-projet de plan stratégique. Mais le général Brun mourut subitement avant d’avoir pu examiner ces propositions. On ne pouvait concevoir la construction à court terme d’un système fortifié en « plat pays ». La défense du territoire se ferait donc avec des poitrines. Mais comment opposer une force équivalente à celle de la puissante armée allemande qui disposait de 42 corps d’armée actifs, alors que la France ne disposait que de 20 corps d’armée actifs et de 20 corps de réserve ? D’autant que, en 1911, en raison d’une insuffisance de ses voies ferrées, le secours attendu de l’allié russe et de son « rouleau compresseur » aurait été long à obtenir étant donné le temps nécessaire à la concentration de ses troupes. Michel, qui avait étudié les capacités du réseau ferré allemand très dense autour du Rhin inférieur, comptait cependant sur la résistance des forts de Liège et sur l’allongement du temps de parcours via le réseau belge pour freiner l’offensive ennemie, ce qui lui laissait un surcroît de temps pour exécuter la concentration des forces françaises.


Le généralissime, dans un document qui fut remis en juin 1911 aux généraux du CSG, pré- sentait une solution innovante. Il prévoyait deux groupes de forces de première ligne, l’un dans le Nord fort de 11 corps d’armée disposés de la mer du Nord jusqu’à Hirson, l’autre dans l’Est fort de trois corps d’armée protégés par le système fortifié existant. Six autres corps étaient prévus en réserve pour participer aux opérations que rendraient nécessaires les résultats des premiers engagements. L’axe de la défense était donc modifié et orienté principale- ment sur la frontière du Nord. Avec quels moyens ? Michel soumettait une seconde solution innovante à l’examen du CSG. Il proposait de reconstituer les fameuses « demi-brigades » qui avaient fait merveille en leur temps sous Lazare Carnot. En accolant chaque régiment de réserve à son régiment actif on doublait ainsi l’effectif de chaque brigade qui passait ainsi de deux à quatre régiments. Les divisions et les corps d’armées étant par là même doublés, l’armée française passait d’un potentiel mobilisable de 800 000 hommes à 1 600 000 soldats de première ligne. Le dispositif semblait séduisant, le rétablissement de l’équilibre numérique des forces en présence pouvant se concevoir comme une forme de dissuasion en rendant de la sorte la parole à la diplomatie. Mais il n’était pas certain que la concentration d’une pareille force non loin du port d’Anvers assurât aux Français le concours de l’armée britannique, que Michel avait commencé à négocier en 1907 au cours d’un voyage en Angleterre. On observera que les idées du général Michel se rapprochent de celles développées en 1911 par Jean Jaurès dans un livre magistral intitulé L’Armée nouvelle. Le tribun socialiste, visionnaire, voit l’envahissement de la France du Nord à partir de la violation de la neutralité belge par « la monarchie impériale prussienne », à laquelle il oppose toutes les ressources de la Nation armée, et il note l’importance du réseau ferré du Nord dans une pareille hypothèse.

Chaque carré représente une division « double » active + réserve, soit 25 000 hommes. Avec 21 divisions et à raison de 110 trains par division, plus les éléments annexes, c’est un ensemble proche de 2 500 trains de concentration qui auraient dû transiter par le réseau Nord ! Service historique de la Défense, Vincennes.

Ces données géo-stratégiques étant formulées, il est clair que les deux réseaux de l’Est et du Nord devaient alors être englobés dans la zone des armées et tenus à la disposition exclusive du général en chef, conformément à la loi de 1888 portant sur l’organisation des transports militaires. Il fallait alors se demander si le réseau du Nord était en capacité de transporter les deux tiers d’une force armée de 1 600 000 hommes, soit près d’un million pour ce seul réseau.


Il aurait fallu en premier lieu remanier les dix grandes radiales stratégiques, ces lignes rigides tracées pour la concentration par le 4e Bureau de l’État-major général dont les parcours aboutissaient pour la plupart sur le réseau de l’Est, celui du Nord n’ayant pas été étudié pour faire face à l’afflux d’un pareil trafic.


Le réseau du Nord était réputé pour la vélocité de ses locomotives et la vitesse de ses trains commerciaux. Mais il s’agissait en l’occurrence moins de vitesse que de densité d’un trafic doublé par l’engagement immédiat des réserves. On observe que le Plan Michel dispose les forces « en cordon », avec une seconde ligne de défense ou de contre-offensive couvrant la frontière franco-belge de la mer du Nord jusqu’à la Sambre et à Hirson. Ceci suppose la mise en oeuvre de la totalité des lignes du réseau du Nord, laquelle n’était pas prévue dans les plans stratégiques précédents. Le réseau de la Compagnie de M. de Rothschild est bien outillé en lignes à double voie. Grâce à ses tracés denses en région parisienne, il est en mesure d’écouler un lourd trafic et, par de multiples combinaisons, de l’écouler jusqu’à Creil, premier nœud ferroviaire important. La ligne mère de Paris à Lille est quadruplée jusqu’en ce point. Par un raccordement direct à Ormoy-Villers entre les lignes de Soissons et de Maubeuge, le réseau bénéficie en quelque sorte d’un second quadruplement jusqu’à proximité de Compiègne. Une extension du quadruplement entre Creil et Amiens, nœud stratégique d’importance, aurait constitué une solution des plus satisfaisantes, mais c’était une oeuvre de longue haleine. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que les gouvernements français de cette époque, par des mesures financières incitatives – les fameux emprunts russes –, contribuent, à la demande du haut commandement, au quadruplement de plusieurs liaisons stratégiques russes en direction de la Prusse orientale, tout en activant notre propre quadruplement sur le seul réseau de l’Est. Celui-ci, plus que le Nord, est mieux équipé en « sauts de mouton » qui évitent le cisaillement des voies aux embranchements. Il s’agit là d’un sérieux inconvénient qui peut perturber l’écoulement des corps d’armée que l’on prévoit en nombre accru sur le Nord. Par ailleurs, le nombre de wagons disponibles sur l’ensemble de tous les réseaux était-il suffisant pour transporter un effectif quasiment doublé par l’engagement des unités de réserve ? Les quais de débarquement étaient-ils à créer ou à aménager, les gares régulatrices à définir et à organiser sur un réseau à l’origine non concerné par les opérations, puisque protégé par ce « vide belge » institué par la neutralité du pays voisin ? Ces questions qui relevaient du plan de transport auraient dû être réglées par l’État-major en cas d’accord du CSG au plan stratégique proposé.


En 1911, la signature d’une convention militaire entre la France et l’Angleterre restait incertaine ; le général Michel disposait dans son Plan l’armée britannique entre Fismes et Laon, avec le transport d’un effectif de 150 000 soldats par le réseau de l’Est, ce qui allégeait d’autant sa concentration sur le réseau du Nord. Il affina son projet au cours du premier semestre 1911 et recueillit un avis positif de trois ministres de la Guerre successifs, deux d’entre eux décédant dans des circonstances tragiques, le général Jean Brun le 23 février, puis Maurice Berteaux le 21 mai 1911, le troisième, le général François Goiran, étant écarté par une crise ministérielle le 23 juin.


La crise marocaine, dite d’Agadir, qui survint le 1er juillet 1911 provoqua un bouleversement dans la conception des plans stratégiques ainsi qu’une réorganisation en profondeur de l’État-major général. Le CSG, réuni dans l’urgence à l’incitation d’Adolphe Messimy, le nouveau ministre de la Guerre, rejeta le Plan Michel qu’il semblait avoir approuvé au préalable. Le 19 juillet, le généralissime désigné fut mis en minorité par ses pairs lors d’un vote portant sur l’emploi des réserves. Plus que ses idées, c’était la personnalité de Michel qui était mise en cause. À l’issue de cette crise, le général Michel fut remplacé par le général Joffre qui prit le titre de Chef d’État-major général. Dès lors, la doctrine officielle fut à l’offensive qui aurait lieu pour l’essentiel en Alsace-Lorraine annexées, avec pour conséquence des transports stratégiques ache- minés principalement vers le réseau de l’Est.


Une « réunion secrète » et restreinte, tenue le 21 février 1912 sous la présidence de Raymond Poincaré, interdit au général en chef tout projet d’une offensive d’envergure en Belgique. Dès lors l’État-major général travailla à l’élaboration du Plan XVII, l’effort principal se portant « quelque part entre Metz et Strasbourg » dans une région puissamment fortifiée par les Allemands. En matière de trans- ports par voie ferrée, le décret du 2 août 1914 délimitait le territoire de la zone des armées placé sous l’autorité exclusive du général en chef. Joffre disposait alors de l’intégralité du réseau de l’Est, de la ligne PLM de Paris à Dijon et Besançon, et, pour le Nord, de la seule ligne de Paris à Hirson, complétée par une section de Laon à Jeumont via Tergnier. Seules deux lignes de concentration sur dix dépendaient du réseau Nord (lignes K et I), limitées au transport de deux corps d’armée sur les vingt et un que comportait l’armée française. Le Nord assurait toutefois le transport de l’Armée anglaise, dite W, depuis Rouen- Martainville jusque dans la région de Busigny-Hirson. On voit donc que ce réseau était loin d’atteindre la saturation. Ainsi, une fois la mobilisation et les concentrations achevées, le trafic commercial pouvait reprendre sur le réseau dit de l’intérieur restant sous la responsabilité du ministre de la Guerre.


La défaite des armées françaises sur toutes les frontières consacra l’échec du Plan XVII à la fi n du mois d’août 1914. La retraite générale de ces armées entraîna le contrôle d’une large partie du réseau Nord par l’ennemi, jusqu’au voisinage de la capitale. La victoire de la Marne, suivie de la course à la mer, permit de recouvrer une partie du réseau en conservant les ports de la mer du Nord. Mais, au nord d’Arras, le réseau ferré demeura sous occupation allemande jusqu’en 1918, et près de 14 000 cheminots du Nord, qui n’avaient pas reçu de leur hiérarchie l’ordre de quitter leurs postes, restèrent prisonniers des Allemands.


Il reste à se demander si le séduisant et visionnaire plan stratégique initié en 1911 par le général Michel, qui ne reçut pas de numéro, était en mesure, par le rétablissement de l’équilibre des forces, de dissuader le grand État-major allemand d’opter pour la violation du territoire belge, faute diplomatique majeure. Il convient également de s’interroger sur le fait de savoir si le réseau du Nord était en capacité d’exécuter la concentration du gros d’une armée française doublée par l’engage- ment immédiat des réserves, ce que le réseau de l’Est réussit parfaitement en raison d’une organisation stratégique, logistique et technique étudiée et réalisée de longue date. Ces considérations ne présentent qu’un intérêt rétrospectif, car, comme le souligne Jean-Jacques Becker dans son introduction à une réédition de L’Armée nouvelle de Jaurès, « il aurait fallu beaucoup de temps pour transformer (et transporter) une armée de caserne en armée citoyenne, et du temps, il n’y en eut pas ».


Sources


Procès-verbaux des délibérations du Conseil supérieur de la guerre, Service historique de la Défense, 1N1, et Procès-verbaux des délibérations du Conseil supérieur de la défense nationale, eo. loc., 2N1.


Jean Jaurès, L’Armée nouvelle, Paris, J. Rouff, 1911 [réédition, Paris, Fayard, 2012].


Pierre Lepage, « De la mobilisation à la concentration. Le Plan de transport stratégique français, août 1914 », Revue d’histoire des chemins de fer, n° 15 (automne 1996), p. 73-87.

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