Deuxième épisode : l’Alsace s’organise aussi en 1839
Joseph-Jean Paques, Montréal, Québec
Si, dans nos précédents articles (1), notre intérêt s’est porté sur la région parisienne en raison du 175e anniversaire de l’inauguration de la ligne de Paris à Saint- Germain (1837), il ne faut pas oublier que le développement des chemins de fer en France s’est poursuivi simultanément en province. Ainsi, la mise en service le 12 septembre 1839 de la première ligne alsacienne, de Mulhouse à Thann, suit d’à peine plus d’un mois celle du chemin de fer de Paris à Versailles Rive Droite.
Quoique moins fourni que celui se rapportant aux lignes de Paris à Saint-Germain et de Paris à Versailles RD, le catalogue des images consacrées au chemin de fer de Mulhouse à Thann n’en est pas moins conséquent, les Mulhousiens ayant eu à cœur, également, de mettre en avant leur savoir-faire en matière industrielle. Au moins 23 images ferroviaires publiées entre 1839 et 1855 célèbrent cette ligne de 21 kilomètres.
Conservé à la Bibliothèque municipale de Mulhouse, le document le plus connu – Vues du chemin de fer de Mulhouse à Thann – a été publié en 1839 par la maison Engelmann Père & Fils de Mulhouse à l’occasion de l’inauguration de la ligne : un album de huit chromolithographies dessinées par l’artiste suisse Rodolphe Huber (2). Bien qu’édités ultérieurement, et consacrés principalement à la ligne de Strasbourg à Bâle, d’autres albums ou guides évoquent également le tronçon du chemin de fer de Mulhouse à Thann commun aux deux lignes (3). Citons les essentiels :
- le Panorama des Vosges et du chemin de fer de Strasbourg à Bâle, recueil de quatorze planches édité en 1841 [à cette date la ligne est limitée à Saint-Louis, à la frontière suisse] par Émile Simon Fils, lithographe à Strasbourg, à partir de dessins de Théodore Muller ;
- le Souvenir du chemin de fer de Strasbourg à Bâle, album de douze vues gravées sur cuivre publié en 1842 par Creuzbauer & Nöldecke de Karlsruhe ;
- le Voyage pittoresque en Alsace par le chemin de fer de Strasbourg à Bâle, guide de Th. Morville de Rouvrois illustré de gravures inspirées de dessins de Dantzer et Pedraglio, édité en 1844 par J.P. Risler de Mulhouse.
(1)- Joseph-Jean Paques, « Le patrimoine iconographique ferroviaire de la ligne de Paris à Saint- Germain (1837- 1855) », Les Rails de l’histoire, hors série, novembre 2012, p. 30-34 ; « Les premiers chemins de fer en France à travers des illustrations d’époque. Premier épisode : L’année 1839 ou de timides débuts (1/2) », Les Rails de l’histoire, n° 6, avril 2014, p. 16-21.
(2)- Mis au point par l’éditeur Godefroy Engelmann (1788-1839), la chromolithographie est un procédé permettant d’obtenir des tirages en plusieurs couleurs par impressions successives.
(3)- La ligne de Strasbourg à Bâle a été inaugurée dans son entier le 13 juin 1844. Elle empruntait la ligne de Thann à Mulhouse sur 6 km entre Lutterbach (bifurcation vers Thann) et Mulhouse.
D’autres images isolées (dessins, aquarelles, lithographies, etc.) se réfèrent à notre sujet. Dans un récent ouvrage, Le Train une passion alsacienne 1839-2012
(Éditions Vent d’Est, 2012), Nicolas Stoskopf m’en a révélé quelques-unes, qui avaient échappé jusqu’alors à mes recherches. Cet ouvrage reproduit également plusieurs des « vues » de l’album d’Engelmann et l’intégralité des planches du recueil de Simon Fils.
Les gares – ou stations comme on les appelait à l’époque – constituent l’objet central de la plupart des sites reproduits (sept illustrations pour Thann, trois pour Cernay, sept pour Mulhouse), les autres portant essentiellement sur des ponts ou des viaducs.
Intéressons-nous tout d’abord à la gare de Thann, croquée sous des angles différents. La vue intérieure de la station issue de l’album d’Engelmann [figure 1] est à rapprocher, l’animation en moins, de celle du dessin aquarellé de Jean-Baptiste Schacre [figure 2] mis en lumière par Nicolas Stoskopf. Également sortie de l’oubli par ce dernier, une aquarelle anonyme dévoile le côté face de la gare [figure 3]. Visible sur les trois documents, le clocheton qui surmonte le toit du bâtiment principal permet de mieux appréhender l’agencement des lieux. Le musée de Thann conserve une autre représentation de la gare de Thann vue de l’intérieur : produite après 1839 par B. Boehrer, lithographe à Altkirch, elle est une copie conforme de celle d’Engelmann si ce n’est le « gommage » de certains personnages.
Les trois dernières vues montrent la gare intégrée dans la ville de Thann. Celle publiée en 1842 par Creuzbauer et Nöldecke [figure 4] ménage le recul nécessaire permettant d’apprécier l’animation qui règne autour du départ imminent d’un train que l’on devine par les volutes de fumée émise par une locomotive dont on aperçoit la silhouette à droite. On remarquera l’atmosphère éminemment romantique qui se dégage de cette lithographie par la présence de nuages et leur éclairage « dramatique ». Une impression identique ressort des deux autres vues [figures 5 et 6]. Et si la représentation des éléments ferroviaires peut être discutable, tous les éléments-clés de Thann sont là : la collégiale, l’oeil de la sorcière (vestige du donjon de la forteresse démantelée sous Louis XIV), le clocheton du bâtiment principal, les Vosges.
En aval de Thann, la gare de Cernay est représentée au moins à trois reprises dans des ouvrages publiés entre 1839 et 1844. La première illustration [figure 7] fait partie des chromolithographies d’Engelmann ; on notera le peu de constructions autour de la gare et le décor campagnard. La seconde illustration est issue de l’album de Simon Fils (planche XII) [figure 8] : elle montre une vue panoramique de Cernay, avec les Vosges en arrièreplan. Nous n’avons pas pu résister au plaisir d’essayer de retrouver ce paysage [figure 9], même si de nombreuses constructions et la présence d’un rideau d’arbres ne permettent pas d’obtenir exactement la même vue. On peut reconnaître néanmoins les Vosges et deviner le clocher de l’église de Cernay à l’extrême droite. Malheureusement, la voie ferrée est aujourd’hui totalement cachée.
La vignette de la gare de Cernay extraite du guide de Morville de Rouvrois (p. 222) est trop réductrice pour retenir notre attention, mais permet toutefois de reconnaître l’allure générale du bâtiment.
La gare de Cernay passée, la ligne croise sur son chemin l’Ill, voie d’eau qu’elle franchit sur un viaduc. Cet ouvrage, reproduit par Engelmann dans son album – le « Viaduc entre l’Ill et Dornach » [figure 10] – a été construit en lieu et place d’une ligne en remblai afin d’assurer la libre circulation des eaux du fleuve et éviter ainsi les risques d’inondations pour Mulhouse. Si le site a subi depuis plusieurs transformations, il est encore facilement reconnaissable et le viaduc toujours opérationnel [figure 11].
Surgit enfin Mulhouse. Pour ce site, nous avons retenu les deux illustrations ferroviaires qui nous ont paru les plus caractéristiques. La vue la plus panoramique provient de l’album de Simon Fils, plus précisément de la planche XIII qui offre une vue générale de la ville prise de la colline [figure 12]. Elle permet de découvrir l’usine de constructions mécaniques André Koechlin & Cie (au centre) et la ligne du chemin de fer en provenance de Thann qui, à la suite de sa prolongation jusqu’à la frontière suisse, franchit désormais le canal du Rhône au Rhin pour atteindre la gare définitive de Mulhouse. Une lithographie d’Engelmann permet de mieux découvrir le site de l’usine André Koechlin & Cie [figure 13] qui a fourni au chemin de fer de Thann ses premières locomotives – André était le cousin de Nicolas Koechlin, le promoteur de la ligne.
La gare de Mulhouse est visible à l’extrême droite de la vue panoramique de la planche XIII de l’album de Simon fils. Une vignette tirée du guide de Morville de Rouvrois (p. 243, obtenue par estampe d’une gravure sur bois debout), certes moins attirante qu’une belle lithographie colorée, permet cependant de mieux cerner l’agencement de ses installations [figure 14].
Nous tenons à remercier ici Nicolas Stoskopf, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Haute-Alsace, pour sa lecture éclairée de cet article et les illustrations qu’il nous a permis d’utiliser. Nous tenons également à remercier Isabelle Leibrich, de la Société industrielle de Mulhouse, Joël Delaine, conservateur des Musées historique et des beaux-arts à Mulhouse, ainsi que qu’André Rohmer, président du Musée des amis de Thann, pour nous avoir autorisés à publier les illustrations dont leurs organisations sont les conservateurs attentionnés.
Figure 13. André Koechlin & Cie à Mulhouse, Engelmann, vers 1845. Musée historique de Mulhouse.
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